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    Les Fileuses de Diego Velázquez, ou l'art de tisser des pièges

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>Mayté Garcia-Julliard</o:p>
     ...et maintenant, araignée, elle tisse, comme jadis, sa toile.
    Ovide, Les Métamorphoses
    En 2007, pendant la durée de l'exposition Fábulas de Velázquez au Musée du Prado, et grâce à un habile dispositif mural, il fut possible de voir le tableau des Fileuses dans son format d'origine. Peint vers 1650, il avait en effet été agrandi sur ses côtés latéraux et supérieurs, au XVIIIe siècle (fig. 1 et fig. 2).
    Contempler le « vrai » tableau, tel que Velázquez l'avait peint, revenait à se confronter à une nouvelle toile. Moins grande, elle semblait paradoxalement plus ample car elle retrouvait sa dimension panoramique. Le contraste entre les tons chauds du premier plan et les tons froids de l'arrière-plan (qui reprenait sa place centrale) devenait plus éclatant, plus net. Les dix figures féminines s'inscrivaient enfin dans un espace à proportion de leur taille et de leur chorégraphie. Pendant quelques secondes, il semblait même évident que les cinq monumentales figures du premier plan et les cinq délicates figures de l'arrière-plan, allaient livrer leurs secrets. L'action interrompue allait pouvoir reprendre, comme au théâtre, lorsque le rideau se lève entre deux actes.
    Fugace impression, hélas. Car malgré l'irrésistible sensation d'avoir à faire à un mouvement arrêté, ces figures demeurent immobiles et silencieuses. Elles ont suspendu leurs gestes et ont acquis la qualité des « tableaux vivants », mais elles ne tremblent pas, ne vacillent pas, et la roue, contrairement à ce que l'on voudrait croire, ne tourne pas. C'est là un premier piège : ce que l'on voit n'est pas ce que l'on veut voir.
    Mais que voit-on au juste ? Le deuxième piège découle naturellement du premier : les spécialistes ne se sont pas encore mis d'accord sur l'iconographie du tableau. Pour la plus grande majorité d'entre eux, cette toile, connue sous le titre populaire Les Fileuses, représente la fable ovidienne d'Arachné. Ainsi, dans le carré de l'arrière-salle une figure en armures serait Athéna. Elle s'adresse, l'index levé, à une autre figure qui ouvre les bras : Arachné. Le concours visant à départager la déesse et la mortelle dans l'excellence de l'art du tissage a eu lieu, et la première, qui ne peut que s'avouer vaincue, s'apprête à punir sa rivale, qui a osé retracer « les coupables aventures des dieux[i]. » En effet, tout observateur attentif (et cultivé) peut reconnaître, derrière les figures, une tapisserie qui, fidèle au récit, représente L'Enlèvement d'Europe, réalisée d'après un original de Titien – une toile qui se trouvait alors à Madrid (fig. 3). Le choix de Velázquez était non seulement judicieux, mais audacieux : la toile de Titien avait été copiée par Rubens lors de son séjour à Madrid en 1628 (fig. 4). Velázquez avait alors vingt-neuf ans et était peintre du roi d'Espagne depuis cinq ans. Bien des années plus tard, lorsqu'il cite cette toile, en la peignant dans son tableau, il se désigne lui-même comme héritier de Titien et de Rubens et ose – telle Arachné défiant les immortels – interpréter à sa manière ce double chef-d'œuvre en le transcrivant sur une tapisserie feinte[ii].
    Voilà le début de toute une autre série de pièges relatifs aux différents niveaux de lectures possibles : plus on cherche à deviner l'iconographie du tableau, plus celle-ci nous échappe. Si l'arrière-plan semble résolu, qui sont dès lors les figures du premier plan ? Pour certains, ce seraient Athéna (dissimulée sous les traits d'une femme âgée comme le veut la fable) et Arachné (qui, nous tournant le dos, dévide la laine qu'elle va tisser). Pour d'autres, ce seraient Lucrèce et ses suivantes ; pour d'autres encore, Pénélope et ses compagnes, ou les Parques qui filent et coupent le fil de la vie. Et, bien entendu, à chaque nouvelle hypothèse correspond, nécessairement, une interprétation différente des intentions de l'auteur. Si l'on privilégie la scène du concours entre Athéna et Arachné, alors le peintre tiendrait un discours sur le statut de l'artiste, et sur sa volonté d'élever la peinture au rang d'art libéral, à moins qu'il ne veuille valoriser l'harmonie entre les arts appliqués et les beaux-arts, ou encore la nécessité pour l'élève de dépasser le maître. Si l'on privilégie l'avant-scène, alors c'est à une lecture morale et chrétienne que nous inviterait Velázquez : il nous rappelle les vertus de la sagesse et de la fidélité féminine, ou nous met en garde contre la vanité du destin et les conséquences des défis malheureux. Que l'on cherche à combiner les deux, et c'est alors un programme social et politique qu'il faut bien accepter, et admettre que si le travail manuel des ouvrières sert les intérêts des puissants, il n'en demeure pas moins grand et noble.
    Toutes ces pistes (et bien d'autres encore), se tiennent et s'emboîtent parfois, se contredisent et s'annulent souvent. Au bout du compte, ce n'est plus seulement le sens de l'œuvre qui est remis en question, mais son tout : sa date de réalisation, son véritable commanditaire, son état de conservation et son format authentique[iii].
    Pour échapper à ces querelles, on peut s'interroger sur les aspects purement formels de la toile[iv], puisque les questions de la spatialité et de la temporalité semblent pouvoir être enfin résolues grâce à la restitution du format d'origine : s'agit-il d'un seul espace ou de deux (voire trois) espaces séparés ? S'agit-il de deux moments différents, ou de deux actions simultanées ? Piège fatal, car voilà que l'énigme dérive vers le monde profane du théâtre. Et, dès lors, contempler le tableau ne suffit plus : nous devons aussi tendre l'oreille.
    En effet, dans cette nouvelle version, le premier plan paraît plus bruyant : d'une certaine façon, le son de la roue qui tourne, et le murmure entre les deux femmes de la partie gauche, couvrent un peu ce qui se dit dans la pièce du fond. Au premier plan, on chuchote, au second, on déclame. Ne serait-on pas alors en pleine répétition, à l'arrière-plan, et en plein travail, au premier plan ? La jeune fille qui, au fond et sur la droite, regarde dans notre direction, semble même avoir été distraite par la rumeur du premier plan, et celle qui tient le rideau pourrait bien être en train de suggérer à la fileuse de faire moins de bruit[v].
    Mais ce n'est pas tout, car l'éclairage est lui aussi tout à fait intrigant : à l'arrière-plan, la jeune femme sur la gauche dont le bras repose sur une viole, est la seule à n'être pas éclairée par le fort rayon de lumière qui, provenant d'en haut à gauche, illumine la scène des tapisseries. Au contraire, cette jeune femme reçoit un éclairage qui, venant d'en bas et de droite, rappelle celui des feux d'une rampe. Celle-ci pourrait, par exemple, être masquée par le pan de mur droit qui sépare les deux pièces.
    La mise en scène enfin : cette supposée musicienne regarde la déesse et la mortelle (ou des comédiennes répétant leurs rôles), pendant qu'une autre demoiselle tourne son visage dans notre direction, comme si elle cherchait à nous voir, au-delà de la pièce qui nous sépare d'elle. Quoi qu'il en soit, cette jeune fille voit, c'est certain, le revers du tableau que nous regardons : alors que pour nous la fileuse est de face, pour elle, elle est de dos. Et, à l'inverse, si pour nous la dévideuse est de dos, pour elle, elle est de face. Comme dans Les Ménines (fig. 5), Velázquez a multiplié les points de vue, et par conséquent, les rôles : nous ne sommes pas les seuls spectateurs de la scène, puisqu'il y en a d'autres à l'intérieur du tableau.
    Il ne nous reste dès lors qu'une possibilité : nous demander, comme Théophile Gautier devant Les Ménines : « Où est le tableau ? ». Et cela d'autant plus devant Les Fileuses, puisque nous savons que les araignées tissent des toiles qui échappent à la vision de certains insectes. Ce qui était imperceptible à leur sens devient soudainement résistant, élastique et gluant. Or, une toile de maître est aussi le résultat d'un tissage et ici, à peine confrontée à la surface peinte, notre raison, qui veut absolument traverser les apparences, tombe dans le piège illimité des interprétations. Nous croyons pouvoir faire et défaire la toile, alors que rien ne l'altère. Nos ambitions intellectuelles ne sont pas satisfaites de ce que nos yeux voient. Nous ne nous contentons pas de ce miracle de suspension, de cette minute infiniment installée dans un temps arrêté. Piège ultime, nous voudrions que cette toile livre ses secrets mais nous n'y trouvons que les nôtres.
    Alors, à défaut de certitudes, imaginons que Les Fileuses sont « un temps retrouvé », que Velázquez peint ses toiles comme Arachné tisse ses toiles : maintenant comme jadis. Imaginons qu'ici, le peintre et nous, face à la toile, nous nous retrouvions pris au piège de l'éternité, c'est-à-dire à l'instant commun de sa vision et de la nôtre, mais aussi – c'est fatal, car le temps file – à l'instant commun de sa vision et de la vision de celles et ceux qui viendront après nous.
    Mayte García Julliard


    [i] Ovide, Les Métamorphoses, livre VI, 129-130, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 158

    [ii] Voir Javier Portús Pérez [conservateur au Prado et commissaire de l'exposition Fábulas de Velázquez], « Las Hilanderas como fábula artística », Boletín del Museo del Prado, XXIII, 2005, pp. 70-83.

    [iii] La meilleure synthèse des articles et études publiés jusqu'aux années 1950 est celle publiée par Karin Hellwig, « Interpretaciones iconográficas de Las hilanderas hasta Aby Warburg y Angulo Íñiguez », Boletín del Museo del Prado, XXII, 2004, pp. 38-55. D'autres références plus récentes peuvent être trouvées dans Entre dos centenarios. Bibliografía crítica y antológica de Velázquez. 1962-1999, Javier Portús Pérez (dir.), s. l., 1999, pp. 242-253.

    [iv] Voir John F. Moffit, « The Architectural Setting of Velázquez's Las Hilanderas », Pantheon, XLIV, 1991, pp. 247-256, pour qui l'espace architectural correspond à celui qui servait d'atelier des peintres, dans l'Alcázar de Madrid.

    [v] Un grand merci à Anna Lisa Galizia pour ses connaissances des arts textiles. C'est elle qui a attiré notre attention sur le fait que le premier plan ne ressemble en rien à un atelier, mais plutôt à un espace domestique.

    Légendes des illustrations
    fig. 1. Diego Velázquez (1599-1660), Les Fileuses, vers 1650, huile sur toile, 222,5 x 293 cm (avec les rajouts du XVIIIe siècle), Madrid, Musée du Prado
    fig. 2. Diego Velázquez (1599-1660), Les Fileuses, vers 1650, huile sur toile, 167 x 252 cm (sans les les rajouts du XVIIIe siècle), Madrid, Musée du Prado
    fig. 3. Diego Velázquez (1599-1660), Les Fileuses, vers 1650, huile sur toile, détail de l'arrière-plan montrant la tapisserie inspirée par le tableau du Titien
    fig. 4. Rubens (1577-1640), L'Enlèvement d'Europe, copie d'après Titien, 1628-1629, huile sur toile, 181 x 200 cm, Madrid, Musée du Prado
    fig. 5. Diego Velázquez (1599-1660), Les Ménines, 1656, huile sur toile, 318 x 276 cm, Madrid, Musée du Prado
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    A Venise. Journées exotiques

    de notre envoyé spécial

     

    Jean de Baroncelli

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Venise, 6 septembre. – C'est l'Inde et le Japon qui nous avaient donnée rendez-vous ces jours-ci. Deux pays chéris des festivals, deux pays dont on attend toujours les œuvres avec curiosité parce qu'elles nous entraînent généralement très loin de nos préoccupations familières, parce qu'on y parle un langage cinématographique différent de celui auquel nous sommes habitués, parce qu'à leurs défauts mêmes nous trouvons une saveur exotique.
    <o:p> </o:p>Une fois de plus nous avons été sensibles à ce charme que l'Orient exerce sur nous. Notre plaisir pourtant n'a pas été tel que nous l'avions espéré. A aucun moment nous n'avons retrouvé ce bel enthousiasme qui nous animait naguère pour Deux hectares de terre ou pour Rashomon. Commencerions-nous à être blasés ? C'est, hélas ! possible. Mais je crois plutôt que ce sont les films eux-mêmes qui sont responsables de notre déception.
    <o:p> </o:p>L'Invincible a été réalisé par Satyajit Ray, ce metteur en scène indien de trente-six ans à qui nous devons Pather Panchany. Ce film, on s'en souvient peut-être, remporta l'année dernière à Cannes un succès d'estime flatteur. Personnellement je l'avais aimé et chaudement défendu. L'Invincible est la suite de Pather Panchany. Ray nous y raconte l'enfance et l'adolescence d'une jeune Hindou d'humble extraction que son intelligence et son goût de l'étude mènent à l'université de Calcutta. L'action, ce que nous appelons du moins l'action, est réduite au strict minimum. Le film n'est qu'une lente et minutieuse chronique de la vie quotidienne du héros. Le moindre incident, le moindre détail est mis en valeur. On ne nous fait grâce d'aucun geste, d'aucune parole. Quand une porte est ouverte, il faut qu'on la voie se refermer. Quand un mendiant tend sa sébille, on nous oblige à compter sa monnaie... De ce foisonnement de notations naît indiscutablement une poésie qui dépasse le réalisme et qui, à deux ou trois moments, nous emmène assez loin. On ne peut nier que cette histoire à la fois inexistante et surchargée nous envoûte comme une mélopée. La peine et l'histoire des hommes s'y trouvent puissamment chantées. Si je ne craignais de beaucoup m'avancer, je dirais que Péguy aurait aimé ce film.
    <o:p> </o:p>Mais la médaille à son revers, qui avouons-le, s'appelle l'ennui. On ne s'ennuyait pas à Pather Panchany. On trouve le temps long à voir grandir le petit « invincible ». Montesquieu prétendait que pour bien écrire il faut sauter les idées intermédiaires. Montesquieu n'est certes pas un exemple à donner aux cinéastes indiens. Mais quand on est un spectateur français il y a des soirs où l'on se sent un goût irrésistible pour l'ellipse, le primesaut et la vivacité.
    <o:p> </o:p>Le Trône de sang, d'Akira Kuruzawa (le réalisateur d'Un ange ivre, Rashômon, l'Idiot, les Sept Samouraïs, etc.), est une adaptation de Macbeth. Adaptation relativement fidèle, compte tenu du fait que l'histoire est transposée dans ce Japon moyenâgeux dont nous avons appris à connaître, au cours des divers festivals, les convulsions militaires et politiques. Macbeth s'appelle ici Takotoki, Duncan, Tsuzuki Yoshiaki. Peu importe d'ailleurs. Ce qui nous intéresse c'est de voir l'atrocité du drame shakespearien portée à son paroxysme par le metteur en scène japonais. Paroxysme dont nous aurions tort de sourire car il est certainement assez proche de l'esprit du théâtre élizabéthain. N'en doutons pas : c'est avec ces hurlements et ces horribles grimaces qu'étaient interprétées les pièces sanguinaires de Webster, de Greene ou de Ford.
    <o:p> </o:p>Le film de Kurosawa comporte par ailleurs des scènes d'une grande beauté cinématographique : la chevauchée de Macbeth (je renonce à la traduction japonaise) et de son compagnon avant leur rencontre avec la sorcière ; le festin au cours duquel apparaît le spectre de Banco ; la mort de Macbeth, criblé de flèches par ses soldats, tandis que la force mouvante de ses ennemis investit le château... Ce sont là de splendides images que nous offre le réalisateur, des images qui nous rappellent les meilleurs moments de Rashômon. Il est dommage que le goût du formalisme, qui caractérise Kurusawa, l'ait entraîné ici et là à certains excès de raffinement. Son Macbeth m'a finalement paru (mais comment juger une œuvre dont on ignore la langue ?) plus terrifiant que dramatique, plus spectaculaire que réellement shakespearien. L'ouvrage est interprété dans un style théâtral caractéristique par Toshiro Mifune, qui était déjà le héros de Rashômon et des Sept Samourais, et par Isuzu Yamada, hiératique lady Macbeth.
    L'un ou l'autre de ces deux films « exotiques » a –t-il des chances de figurer au palmarès ? En ce qui concerne l'Invincible, cela me paraît peu probable. Le Trône de sang aurait d'avantage d'atouts. Mais le jury hésitera sans doute à couronner une fois encore Shakespeare. C'est donc probablement entre le film de Zinnenmann (Un chapeau plein de pluie) et celui de Visconti (Les Nuits Blanches), présentés ce soir, que se jouera la partie décisive.

     


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  • Dans la toile de Canogar

     

     

    Caroline Corsand

     

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>«Notre réalité technologique nous anesthésie»
    <o:p> </o:p>L'œuvre de Daniel Canogar, artiste espagnol récemment exposé à la galerie Guy Bärtschi, semble se développer autour d'une problématique axée sur le corps et sa relation à l'espace, la perception, l'analyse que chaque individu physique a de son propre environnement, de son propre contexte. Ce qui suit opère un cheminement au travers de trois de ses œuvres – Enredos, Spiders et Tangle, 2008 – et qui se veut être une recomposition en patchwork entre le travail de l'artiste et l'œuvre de l'araneae, dont chacune des réalisations est à la fois une production unique mais qui s'inscrit dans une série d'autres semblables.
    <o:p> </o:p>Quant l'artiste conçoit sa série photographique Enredos, il s'inspire au départ de la toile d'araignée qu'il assimile directement à un réseau de fils électriques. Dans un univers sans fond, hors de tout espace pré-défini, il tisse sa propre toile, composée de divers câbles informatiques, électriques, récupérés dans des décharges publiques. A de multiples reprises, des corps sont emmêlés dans les câbles, comme pris au piège des filets de l'artiste.
    En effet la série montre des corps qui semblent endormis, voire morts, et qui reposent dans un immense filet composé de fils électriques tendus dans le vide, formant des nœuds par endroits. A première vue, nous reconnaissons dans cette scène la toile de l'araignée, du prédateur, qui remplit ici ses fonctions, retenant entre ses mailles les futures proies de son créateur.
    Cette première réalisation nous offre l'illustration d'un paradoxe, celui de l'individu même. En tant qu'être humain, tout un chacun se trouve partagé entre le désir de se rapprocher des autres, et la peur d'être submergé par le collectif, c'est-à-dire de perdre sa personnalité, ce qui fait de lui, non plus seulement un individu appartenant à un groupe, mais également une personne à part entière, un être en cela unique. Enredos nous présente donc des corps, isolés en une sorte de léthargie pesante, mais reliés les uns aux autres par les câbles formant de manière métaphorique ce réseau technologique qui tient une place majeure dans notre quotidien. Tous pris dans la même toile, reliés par la transmission de multiples informations de natures diverses, les corps semblent, après une tentative de partage collectif visiblement échouée dans le but d'une intersubjectivité, s'accrocher au rêve immanent de la subjectivité, une subjectivité alors passive. L'artiste, avec cette œuvre, a pensé sa réflexion sur le corps percevant à travers ce statut tout à fait particulier que les nouvelles technologies donnent à la communication actuelle.
    Ce filet technologique qu'il conçoit comme support des corps photographiés dans Enredos va ensuite se matérialiser hors de la toile imprimée pour devenir installation.
    <o:p> </o:p>Sa série Spiders se présente ainsi comme une évolution d'Enredos. On retrouve des fragments de ses photographies de corps pris dans la toile «câblée», mais il s'agit cette fois-ci d'une projection par fibre optique.
    Dans la pénombre de l'espace d'exposition, un projecteur en fibre optique est relié à une multitude de câbles, en fibre optique également, déployés dans la pièce. Chacun des câbles à sa tête projette un détail des photographies premières d'Enredos, détails qui se chevauchent contre le mur de projection et forment ainsi un amas de corps empêtrés, pris au piège, et qui, par le jeu de la projection, vont s'étaler sur le mur pour permettre à la toile de l'artiste de s'étendre et se répandre un peu plus à chaque fois. Spiders se présente donc comme une mise en abyme de cette toile permanente dans laquelle le spectateur se trouve pris: il voit des corps enchevêtrés dans les fils, alors qu'il est lui-même, a son issu, un de ces corps qu'il regarde, prisonnier d'une installation où les outils deviennent un prolongement de l'image donnée, comme si cette dernière n'était que le projet projeté de l'installation elle-même.
    La toile projetée devient alors, pour l'artiste, un écran, cet écran qui capte, capture les images de corps à l'origine solides, mais devenues par le jeu de la projection de simples rayons lumineux plus ou moins intensifs, plus ou moins colorés, comme digérés par la fibre optique. On apprend alors que le parallèle entre biologie et technologie est une question qui intéresse également l'artiste. S'il emploie les câbles électriques comme matériau unique de ses compositions, c'est entre autre pour leur ressemblance avec l'appareil circulatoire de l'organisme. Et Daniel Canogar va plus loin dans les analogies.
    En effet, après avoir rapproché les conducteurs électriques de la circulation nerveuse et sanguine, il nous propose sa propre toile comme voile d'illusion, dérobant ainsi à l'œuvre de l'araignée son statut symbolique. De la sorte, quand l'artiste projette ses propres œuvres photographiques, il joue le rôle du prédateur qui sert un leurre au spectateur avant de lui jeter dessus sa toile, telle la dinopis, chasseuse à toile-filet. L'œuvre première n'est plus celle que l'on croit et laisse place par le jeu de l'installation à son éclosion future.
    <o:p> </o:p>Tangle peut alors être vue comme le troisième volet d'une conception aboutie de la nature des relations que tout un chacun entretient avec le réseau dans lequel il tente de se déployer. Ainsi, la toile n'est plus seulement un élément de l'œuvre, elle devient œuvre elle même en investissant/submergeant l'installation dans sa totalité.
    Sur le même modèle que Spiders, Tangle voit les corps disparaître totalement au profit de la profusion de la toile devenue canevas noueux, comme pour célébrer d'une certaine manière l'ingéniosité de ce fil de soie qui pour faire toile et lui composé d'une multitude de fibrilles élémentaires. L'image projetée n'est plus qu'un agglomérat débordant de fils électriques qui ne semblent plus reliés à rien d'autre qu'à eux même, et s'étend avec encore plus d'ampleur à l'extérieur de la projection.
    Qu'est-il advenu de ces corps qui nous permettaient un retour réflexif et réflectif sur nous même? Ces corps ont totalement disparu de la composition, là où la toile s'est répandue totalement, liante, enlisante, sur le fond projeté comme dans le positionnement des câbles à fibre optique. On assiste à l'invasion d'une technologie hybride, ou plutôt à son humanisation. En effet, si la double toile, projetée/projetante, apparaît tout d'abord comme un organisme sauvage et embrouillé, face à l'observation, surgit petit à petit l'idée d'une formation en cocon de cette toile, qui devient alors, moins agressive qu'elle n'est protectrice. Et cette conception est d'autant plus intéressante qu'elle nous ramène sur la projection du sujet, à savoir la toile de l'araignée, création toute aussi fabuleuse qu'instinctive des araneae.
    Tout comme l'artiste, l'araignée produit plusieurs types de fils de soie qui ont chacun une nature prédéterminée par le besoin de sa créatrice, même si les études prouvent que la fonction première de la soie de l'araignée était de confectionner un cocon dans la mesure où les espèces d'araneae les plus primitives ne tissent pas de toiles pour piéger leurs proies.

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    Le philosophe et l'araignée d'Héraclite à Nietzsche


     <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p>Sylvie Balestra-Puech</o:p>

    Si « lire un bestiaire philosophique est une manière plaisante d'entrer en philosophie »[i], suivre le fil de l'araignée permet de distinguer les adeptes de la transcendance, qui méprisent le fragile tissage arachnéen, et les chantres de l'immanence, qui y trouvent une figure de la subtilité, voire de l'âme du monde.

    Cette ligne de partage se dessine dès l'Antiquité. Pour Héraclite, l'araignée au centre de sa toile figure la relation de l'âme et du corps[ii] mais pour le stoïcien Ariston de Chio « les raisonnements dialectiques sont semblables à des tissus d'araignées, qui paraissent révéler quelque habileté mais sont inutiles »[iii]. Lucrèce recourt à l'image pour illustrer la théorie du simulacre[iv] et Ovide, son héritier à bien des titres, fait de la tapisserie d'Arachné la mise en abyme des Métamorphoses mêlant indissolublement éthique et esthétique[v]. Plutarque, en revanche, dénonce les récits mythologiques qui se réduisent à des « fictions inconsistantes que poètes et prosateurs tissent et tendent comme les araignées font leur toile, en en tirant de leur propre fonds les données arbitraires »[vi].

    Dans l'Europe devenue chrétienne, l'araignée appartient au bestiaire diabolique, la Bible, comme le Coran d'ailleurs, en faisant une figure de l'impiété et de la perfidie. Pour l'auteur anonyme de l'Ovide moralisé, la métamorphose en araignée révèle la nature satanique de celle qui osa défier Minerve, la « sapience divine ». Dante est l'un des rares à percevoir la grandeur tragique d'Arachné et à reconnaître en elle une figure de l'artiste.  Même les humanistes retiennent surtout la valeur dépréciative des métaphores arachnéennes. Deux adages d'Érasme, Aranearum telas texere[vii] et Ex se fingit velut araneus[viii], reprennent ainsi respectivement les citations d'Ariston de Chio et de Plutarque.

    C'est encore pour discréditer la pensée de Spinoza que Pierre Bayle utilise l'image de l'araignée en citant longuement François Bernier[ix]. Sous la plume de ce médecin et disciple de Gassendi, qui passa plusieurs années en Inde, la métaphore arachnéenne, que l'on rencontre notamment dans la Mundaka Upanishad[x], devient l'image centrale de la pensée indienne :

    <o:p> </o:p>

    Il n'est pas que vous ne sachiez la philosophie de beaucoup d'anciens philosophes, touchant cette grande âme du monde dont ils veulent que nos âmes et celles des animaux soient des portions. [...] Or ces Cabalistes ou Pendets Indous que je veux dire, poussent l'impertinence plus avant que tous ces philosophes et prétendent que Dieu ou cet être souverain qu'ils appellent Achar, immobile, immuable, ait non seulement produit, ou tiré les Ames de sa propre substance, mais généralement encore tout ce qu'il y a de matériel et de corporel dans l'Univers, et que cette production ne s'est pas faite simplement à la façon des causes efficientes, mais à la façon d'une Araignée, qui produit une toile qu'elle tire de son nombril, et qu'elle reprend quand elle veut.[xi]

    <o:p> </o:p>

    Dans la note de Bayle, elle permet d'opposer à la rationalité apparente du spinozisme un substrat mythique[xii]. Mais elle a manifestement séduit Diderot qui reprend intégralement la citation de Bernier par Bayle dans l'article « Asiatiques » de l'Encyclopédie[xiii]. À partir de ce texte matriciel, les métaphores arachnéennes se multiplient sous sa plume. Prenant résolument le contre-pied de l'adage Aranearum telas texere, il choisit l'araignée pour célébrer le pouvoir heuristique de l'analogie :

    <o:p> </o:p>

    Une imagination forte jointe à des connaissances étendues et diverses et à une subtilité peu commune, lui indiquait des liaisons fines et des points d'analogie entre les objets les plus éloignés. Les dernières années de sa vie furent laborieuses, contemplatives et retirées. Quelquefois je le comparais à cet insecte solitaire et couvert d'yeux qui tire de ses intestins une soie qu'il parvient à attacher d'un point du plus vaste appartement à un autre point éloigné, et qui se servant de ce premier fil pour base de son merveilleux et subtil ouvrage, jette à droite et à gauche une infinité d'autres fils et finit par occuper tout l'espace environnant de sa toile ; et cette comparaison ne l'offensait point. C'est dans l'intervalle du monde ancien au monde nouveau que notre philosophe tendait des fils : il cherchait à remonter de l'état actuel des choses à ce qu'elles avaient été dans les temps les plus reculés.[xiv]

    <o:p> </o:p>

    Il s'inscrit aussi dans la lignée de Lucrèce lorsque, dans Mystification, il reprend la théorie du simulacre et développe la comparaison arachnéenne qui s'y trouvait associée :

    <o:p> </o:p>

    Desbrosses. Qu'une bague, un portrait, une lettre, un billet tendre qu'on aura reçu vienne à tomber sous les yeux, et voilà le simulacre perfide qui s'attache à la rétine.

    <o:p> </o:p>

    Mlle Dornet. Qu'est-ce qu'une rétine ?

    <o:p> </o:p>

    Desbrosses. C'est une toile d'araignée tissue des fils nerveux les plus déliés, les plus fins, les plus sensibles du corps, qui tapisse le fond de l'œil. Quand l'image s'est attachée à cette toile mobile, quand ses petits ébranlements ont été transmis à cette substance si délicate, si molle qu'on appelle le cerveau ; quand l'âme a pris les ondulations de cette substance ; quand l'une et l'autre lassées d'osciller, viennent à s'affaisser de fatigue, de l'ennui on passe à la tristesse, à la mélancolie, à l'attendrissement, aux larmes, au chagrin, à l'indigestion, à l'insomnie, à la douleur, aux nerfs agacés, aux vapeurs.[xv]

    Si les ébranlements de la toile sont transmis au cerveau, celui-ci se trouve logiquement comparé à l'araignée dans le Salon de 1767 [xvi]. Ce remarquable travail de la métaphore résulte sans doute de la rencontre entre la comparaison védique et la tradition allégorique, d'origine médiévale, qui fait de l'araignée et de sa toile l'attribut du toucher. À partir de la Renaissance, celle-ci interfère, en outre, avec la comparaison héraclitéenne de l'âme et de l'araignée, que l'on retrouve dans Le Rêve de D'Alembert :

    <o:p> </o:p>

    Mademoiselle de L'Espinasse. — Docteur, approchez-vous. Imaginez une araignée au centre de sa toile. Ébranlez un fil, et vous verrez l'animal alerté accourir. Eh bien ! si les fils que l'insecte tire de ses intestins, et y rappelle quand il lui plaît, faisaient partie sensible de lui-même? ...

    <o:p> </o:p>

    Bordeu. — Je vous entends. Vous imaginez en vous, quelque part, dans un recoin de votre tête, celui, par exemple, qu'on appelle les méninges, un ou plusieurs points où se rapportent toutes les sensations excitées sur la longueur des fils.[xvii]

    <o:p> </o:p>

    Julie de Lespinasse va plus loin et retrouve l'araignée comme métaphore de l'âme du monde :

    <o:p> </o:p>

    Mademoiselle de L'Espinasse. — Et qui est-ce qui vous a dit que ce monde n'avait pas aussi ses méninges, ou qu'il ne réside pas dans quelque recoin de l'espace une grosse ou petite araignée dont les fils s'étendent à tout ?

    Bordeu. — Personne, moins encore si elle n'a pas été ou si elle ne sera pas.

    Mademoiselle de L'Espinasse. — Comment cette espèce de Dieu-là...

    Bordeu. — La seule qui se conçoive...

    Mademoiselle de L'Espinasse. — Pourrait avoir été, ou venir et passer ?

    Bordeu. — Sans doute ; mais puisqu'il serait matière dans l'univers, portion de l'univers, sujet à vicissitudes, il vieillirait, il mourrait.[xviii]

    <o:p> </o:p>

    L'écho de la citation de Bernier dans l'article « Asiatiques » est manifeste : Diderot choisit comme modèle d'une conception matérialiste de l'univers la métaphore védique décriée par Bayle. Il opère ainsi un double retournement : il revendique une pensée de l'immanence que la métaphore servait à stigmatiser et défend, grâce à elle, la dimension heuristique de la comparaison.

    Usage polémique et vertu heuristique coexistent chez Nietzsche dont l'œuvre n'est pas moins riche en métaphores arachnéennes[xix]. Il les utilise d'abord contre Spinoza, grâce à la paronomase entre le nom du philosophe et le nom allemand de l'araignée (Spinne),  tous deux rapprochés de l'emploi familier du verbe spinnen — filer — au sens d'élucubrer, divaguer. Il joue peut-être aussi de la prédilection de Spinoza pour les araignées[xx] . Mais alors que chez Bayle la métaphore arachnéenne servait à discréditer « l'athée de système », elle vise désormais le Christ et une métaphysique dont Spinoza se trouve paradoxalement devenu le représentant :

    <o:p> </o:p>

    Même les plus pâles parmi les pâles, ces albinos de la pensée que sont Messieurs les Métaphysiciens, ont su se rendre maîtres de lui. Ils ont si bien tissé autour de lui les toiles de leurs élucubrations, qu'hypnotisé par leur agitation, il s'est fait lui-même araignée, qu'il s'est fait métaphysicien... dès lors il s'est mis à retisser en partant de lui-même la toile du monde — « sub specie Spinozae » —, dès lors il s'est transfiguré, devenant de plus en plus mince et plus pâle, il s'est fait « idéal », « pur esprit », il s'est fait « absolu », il s'est fait « chose en soi »... Déchéance d'un Dieu : Dieu s'est fait « chose en soi » ...[xxi]

    <o:p> </o:p>

    Loin d'opposer une Arachné sophiste aux « vrais nourrissons de Pallas »[xxii], Nietzsche les rejette dos-à-dos et Spinoza se voit tour à tour affublé du costume des deux rivales :

    <o:p> </o:p>

    Et que penser de ce charlatanisme de forme mathématique, sous lequel Spinoza cuirasse et masque sa philosophie — l' « amour de sa propre sagesse », en définitive, si l'on interprète correctement le mot —, afin de glacer d'avance le téméraire qui oserait lever les yeux sur cette vierge inaccessible, cette Pallas Athênê ? Que de timidité, que de vulnérabilité ne trahit-elle pas, cette mascarade d'un anachorète malportant...[xxiii]

    <o:p> </o:p>

    Nietzsche dénonce ainsi la vaine prétention d'Athéna, en tant que figure emblématique de la philosophie, à triompher d'Arachné et lui fait subir en retour le sort qu'elle a infligé à la mortelle : elle devient sous sa plume une araignée dont la production est frappée de vanité parce qu'immatérielle.  À rebours de la tradition idéaliste, la toile d'araignée devient le symbole de la spiritualité pensée comme perte de substance, donc ultime déchéance :

    <o:p> </o:p>La conception chrétienne de Dieu — Dieu conçu en tant que Dieu des malades, Dieu-araignée, Dieu-esprit — c'est là une des conceptions de Dieu les plus corrompues qui aient jamais été formées sur terre : elle constitue peut-être même le plus bas de l'étiage dans l'évolution déclinante des types divins. Dieu dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d'être sa transfiguration, son éternel acquiescement ![xxiv]
    <o:p> </o:p>

    Mais ce n'est pas seulement l'esprit en tant qu'antithèse de la vie que figure l'araignée sous la plume de Nietzsche. C'est aussi l'esprit humain qui exerce sur le monde son emprise par la connaissance :

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    En fin de compte nous ne faisons rien de plus avec la connaissance que ne fait l'araignée, filant sa toile, chassant et suçant sa proie : elle veut vivre au moyen de son art et de cette activité et avoir sa satisfaction — et ceci nous le voulons nous aussi lorsque notre connaissance saisit comme au vol des soleils, des atomes, les retient et les établit pour ainsi dire — nous ne faisons là que prendre un détour pour aboutir à nous-même, à nos besoins.[xxv]

    <o:p> </o:p>

    Or cet usage heuristique de la comparaison concerne justement ce que Nietzsche, de son propre aveu, partage avec Spinoza : « faire de la connaissance l'affect le plus puissant » (die Erkenntnis zum mächtigsten Affekt zu machen)[xxvi]. Et c'est encore l'image de l'araignée qui permet d'affirmer la subjectivité de toute connaissance :

    <o:p> </o:p>

    Les habitudes de nos sens nous ont embobinés dans le mensonge et la tromperie de la sensation : ils sont devenus ensuite la base de tous nos jugements et nos « connaissance » — il n'y a pas la moindre échappatoire, pas de tour ou de détour qui mène au monde réel. Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous y prenions, nous ne pouvons prendre que ce qui veut bien se laisser prendre dans notre toile.[xxvii]

    <o:p> </o:p>

    Si l'homme oublie qu'il est pris dans le réseau de ses perceptions comme l'araignée dans sa toile, il risque de tisser un système, qui aura la lourdeur et la rigidité de la cuirasse d'Athéna et ne possèdera que le pouvoir mortifère de la face de Méduse.

    <o:p> </o:p>

    Sylvie Ballestra-Puech

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    [i] Christian Roche, Jean-Jacques Barrère, Le Bestiaire des philosophes, Paris, Seuil, 2001, p. 9. 

    [ii] Les Fragments d'Héraclite, traduits et commentés par Roger Munier, Paris, Fata Morgana, 1991, 67a, p. 44.

    [iii] Diogène Laërce, Vitae philosophorum, éd. H.S. Long, Oxford U.P., 1964, VII, 161, p. 366.

    [iv] Lucrèce, De natura rerum, IV, v. 725-735.

    [v] Voir S. Ballestra-Puech, Métamorphoses d'Arachné. L'artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006.

    [vi] Plutarque, Isis et Osiris, §20 (358 d), Œuvres morales t. 5, éd. et trad. C. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1988, p. 194.

    [vii] Érasme, Adagiorum Chilias prima, 347, éd. M.L. van Poll-van de Lisdonk, M. Mann Phillips, Chr. Robinson, Opera omnia, Amsterdam, Elsevier Science Publischers, II, 1, 1993, p. 446.

    [viii] Id., Adagiorum Chilias quarta, IV, 42, ibid., II, 7, 1999, p. 205-206, n° 3343.

    [ix] Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique[1697], Paris, Desoer, 1820, t. 13, p. 424-425.

    [x] Mundaka Upanishad , I, 1, 7, éd. et trad. J. Maury, Paris, Maisonneuve, 1943, rééd. 1981, p. 8.

    [xi] François Bernier, Suite des Mémoires sur l'Empire du Grand Mogol [...], La Haye, A. Leers, 1671-72, p. 202-204.

    [xii] Voir Jean-Charles Darmon, « Gassendi contre Spinoza selon Bayle : ricochets de la critique de l'âme du monde », Archives de Philosophie, vol. 57 (1994), p. 524.

    [xiii] Diderot, « Asiatiques », Encyclopédie I lettre A, éd. critique J. Lough et J. Proust, Œuvres complètes, t. 5, Paris, Hermann, 1976, p. 514-515. 

    [xiv] Id., Sur la vie et les ouvrages de Boulanger [1765], ibid., t. IX, p. 450.

    [xv] Diderot, Mystification, ibid., t. XII, p. 401.
    [xvi] Id., Salon de 1767, ibid., t. XVI, p. 233.

    [xvii] Diderot, Le Rêve de d'Alembert, ibid., t. XVII, p. 140.

    [xviii] Ibid., p. 143.

    [xix] Voir Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, p. 101-106.

    [xx] Cf. Jean [Johannes Nicolaus] Colerus, La Vie de B. de Spinoza [...], La Haye, T. Johnson, 1706, cité dans Spinoza, Œuvres complètes, éd. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 1320 : « [...] lorsqu'il voulait se relâcher l'esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu'il faisait battre ensemble, ou des mouches qu'il jetait dans la toile d'araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu'il éclatait quelquefois de rire ».

    [xxi] Nietzsche, L'Antéchrist, § 17, trad. J.- Ch. Hémery, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. VIII, 1974, p. 174-175.

    [xxii] Nicolas Renouard, XV discours sur les Métamorphoses d'Ovide [1606], Paris, Veuve M. Guillemot, 1625, p.157.

    [xxiii] Id., Par-delà bien et mal, « Des préjugés des philosophes », § 5, trad. C.Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, ibid., t. VII, 1971, p. 24-25.

    [xxiv] Id., L'Antéchrist, § 18, ibid., t. VIII, p. 175.

    [xxv] Id., fragment posthume, automne 1882, 15 [9], trad. P. Klossowski, Le Gai Savoir, a gaya scienza. Fragments posthumes été 1881- été 1882, ibid., t. V, 1982, p. 512.

    [xxvi] Id., lettre à Overbeck du 30 juillet 1881, Briefwechsel : Kritische Gesamtausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin, De Gruyter, III, 1, 1981, p. 111.

    [xxvii] Id., Aurore, § 117, trad. J. Hervier, ibid., t. IV, 1970, p. 98.


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  • Araignée fantôme

     

     Alain Robbe-Grillet

     

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>J'envie la perfection, la sérénité des lignes tracées par l'épeire diadème, l'araignée porte-croix de nos jardins. Au petit jour, dans le désordre des chrysanthèmes couchés en tout sens par les vents et les pluies d'équinoxe, c'est un repos de découvrir la paisible ordonnance de sa toile toute neuve aux rayons étoilés, réunis en multiples polygônes concentriques par des segments sans bavure, progressifs et parallèles, de plus en plus courts à mesure que l'on s'approche du centre où attend l'artiste dorée, satisfaite à juste titre de sa rigoureuse œuvre nocturne. Tout autour d'elle, accrochées régulièrement sur l'ensemble de la trame, brillent les innombrables diamants d'une fine rosée matinale, dont le faible poids courbe à peine les filins, comme la dentelle de girandoles d'une escadre illuminée. Mais moi j'enrage et je désespère, je me débats contre le vide et je couvre de coulures improbables les murailles invisibles qui me cernent de toutes part. Je suis enfermé, j'en suis sûr, et je l'ai déjà dit cent fois : enfermé.<o:p> </o:p>Autour de moi se dressent des parois de verre : là et ici, juste devant moi, et sur les côtés aussi et derrière moi encore. Prisonnier. Les chrysanthèmes, les rudbeckias d'automne, les phlox tardifs, les ultimes roses, tout cela se trouve de l'autre côté, dans le calme jardin de l'épeire porte-croix.<o:p> </o:p>Je suis enfermé dans une sorte de cube vide, abstrait, qui forme comme une explosive absence carrée dans la continuité des choses naturelles. Si j'en veux capturer le moindre reste, les mégots, les cacahuètes brisées, les croûtes de pain et autres menus déchets que par dérision l'on me jette, il me faut agir, construire en toute hâte des rets sur l'impalpable mur, qui sépare en deux mondes sans commune mesure le dehors et le dedans de ma cellule. Et je me doute bien, évidemment, que ce monde-ci – le mien – n'existe pas, qu'il n'est qu'un trou noir, au milieu de la constellation vive et gaie des lumières de l'escadre.<o:p> </o:p>Allons ! Pas d'excuses ! Pas de jérémiades ! Il faut me mettre au travail, une fois encore. Mû à nouveau par l'illusoire euphorie de l'action, je lance d'aventureuses lignes exploratrices autour de moi, dans tous les sens, avec des gestes nerveux et rapides, vite cassés. Je m'agite. Je me démène. J'essaie la passion, le désespoir la fureur, les subterfuges, la petite surprise. Je frappe à droite. Je frappe à gauche. A droite encore. Je recommence, je répète, je ressasse. Je m'obstine. Je reviens en arrière. Puis, soudain je frappe derechef juste devant moi...<o:p> </o:p>Aussitôt, je me retourne d'une brusque et imprévisible volte-face... Non. Rien... Au milieu de l'espace transparent qui m'enferme, percé en son centre sans doute d'une porte scellée, il y a seulement un minuscule judas rond, qui est probablement un œil de caméra.<o:p> </o:p>Je voudrais me remettre à mon ouvrage, mais une sorte de paralysie peu à peu me gagne. Je respire de plus en plus mal. Enfin, comme il fallait s'y attendre, je m'aperçois que je me suis pris moi-même au milieu d'un inextricable écheveau de fils enchevêtrés. Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. Dans l'immobilité définitive de mon corps, de mon visage qui ne peut même plus clore les paupières, je vois l'énorme araignée noire – moi – qui s'approche de moi pour me dévorer. Je pousse un hurlement muet de terreur.<o:p> </o:p>Je me réveille. Les double-rideaux ne sont pas fermés, ni même les voilages. Le jour se lève à peine. La pluie et le vent d'équinoxe battent la vitre, de l'autre côté d'une large baie rectangulaire qui occupe presque toute la paroi, juste en face de mon lit. Sur le fond blanchâtre du petit matin, les rameaux entremêlés du grand noyer tout proche, dénudé par la tempête, dessinent un réseau compliqué de courbes mouvantes, remplissant jusqu'aux extrêmes bords toute la surface de la toile, de ses lignes grises soulignées par des reflets luisants. Il n'y a pas un oiseau sur les branches, pas de loups blancs, pas d'araignée géante. Et les idéogrammes superposés formés par les ramures de l'arbre, inutile filet, sont apparemment privés de sens.<o:p> </o:p>A.R.-G., octobre 1981<o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Robbe-Grillet Alain, “Araignée fantôme”, in cat. exp. dir. Daniel Abadie, Jackson Pollock, Paris, Centre Georges Pompidou, 21 janvier – 19 avril 1982, Paris, CGP | MNAM, p. 144

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