• Numéro 4 | paru le 28 novembre 2008 | Garcia-Julliard

     

    Les Fileuses de Diego Velázquez, ou l'art de tisser des pièges

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>Mayté Garcia-Julliard</o:p>
     ...et maintenant, araignée, elle tisse, comme jadis, sa toile.
    Ovide, Les Métamorphoses
    En 2007, pendant la durée de l'exposition Fábulas de Velázquez au Musée du Prado, et grâce à un habile dispositif mural, il fut possible de voir le tableau des Fileuses dans son format d'origine. Peint vers 1650, il avait en effet été agrandi sur ses côtés latéraux et supérieurs, au XVIIIe siècle (fig. 1 et fig. 2).
    Contempler le « vrai » tableau, tel que Velázquez l'avait peint, revenait à se confronter à une nouvelle toile. Moins grande, elle semblait paradoxalement plus ample car elle retrouvait sa dimension panoramique. Le contraste entre les tons chauds du premier plan et les tons froids de l'arrière-plan (qui reprenait sa place centrale) devenait plus éclatant, plus net. Les dix figures féminines s'inscrivaient enfin dans un espace à proportion de leur taille et de leur chorégraphie. Pendant quelques secondes, il semblait même évident que les cinq monumentales figures du premier plan et les cinq délicates figures de l'arrière-plan, allaient livrer leurs secrets. L'action interrompue allait pouvoir reprendre, comme au théâtre, lorsque le rideau se lève entre deux actes.
    Fugace impression, hélas. Car malgré l'irrésistible sensation d'avoir à faire à un mouvement arrêté, ces figures demeurent immobiles et silencieuses. Elles ont suspendu leurs gestes et ont acquis la qualité des « tableaux vivants », mais elles ne tremblent pas, ne vacillent pas, et la roue, contrairement à ce que l'on voudrait croire, ne tourne pas. C'est là un premier piège : ce que l'on voit n'est pas ce que l'on veut voir.
    Mais que voit-on au juste ? Le deuxième piège découle naturellement du premier : les spécialistes ne se sont pas encore mis d'accord sur l'iconographie du tableau. Pour la plus grande majorité d'entre eux, cette toile, connue sous le titre populaire Les Fileuses, représente la fable ovidienne d'Arachné. Ainsi, dans le carré de l'arrière-salle une figure en armures serait Athéna. Elle s'adresse, l'index levé, à une autre figure qui ouvre les bras : Arachné. Le concours visant à départager la déesse et la mortelle dans l'excellence de l'art du tissage a eu lieu, et la première, qui ne peut que s'avouer vaincue, s'apprête à punir sa rivale, qui a osé retracer « les coupables aventures des dieux[i]. » En effet, tout observateur attentif (et cultivé) peut reconnaître, derrière les figures, une tapisserie qui, fidèle au récit, représente L'Enlèvement d'Europe, réalisée d'après un original de Titien – une toile qui se trouvait alors à Madrid (fig. 3). Le choix de Velázquez était non seulement judicieux, mais audacieux : la toile de Titien avait été copiée par Rubens lors de son séjour à Madrid en 1628 (fig. 4). Velázquez avait alors vingt-neuf ans et était peintre du roi d'Espagne depuis cinq ans. Bien des années plus tard, lorsqu'il cite cette toile, en la peignant dans son tableau, il se désigne lui-même comme héritier de Titien et de Rubens et ose – telle Arachné défiant les immortels – interpréter à sa manière ce double chef-d'œuvre en le transcrivant sur une tapisserie feinte[ii].
    Voilà le début de toute une autre série de pièges relatifs aux différents niveaux de lectures possibles : plus on cherche à deviner l'iconographie du tableau, plus celle-ci nous échappe. Si l'arrière-plan semble résolu, qui sont dès lors les figures du premier plan ? Pour certains, ce seraient Athéna (dissimulée sous les traits d'une femme âgée comme le veut la fable) et Arachné (qui, nous tournant le dos, dévide la laine qu'elle va tisser). Pour d'autres, ce seraient Lucrèce et ses suivantes ; pour d'autres encore, Pénélope et ses compagnes, ou les Parques qui filent et coupent le fil de la vie. Et, bien entendu, à chaque nouvelle hypothèse correspond, nécessairement, une interprétation différente des intentions de l'auteur. Si l'on privilégie la scène du concours entre Athéna et Arachné, alors le peintre tiendrait un discours sur le statut de l'artiste, et sur sa volonté d'élever la peinture au rang d'art libéral, à moins qu'il ne veuille valoriser l'harmonie entre les arts appliqués et les beaux-arts, ou encore la nécessité pour l'élève de dépasser le maître. Si l'on privilégie l'avant-scène, alors c'est à une lecture morale et chrétienne que nous inviterait Velázquez : il nous rappelle les vertus de la sagesse et de la fidélité féminine, ou nous met en garde contre la vanité du destin et les conséquences des défis malheureux. Que l'on cherche à combiner les deux, et c'est alors un programme social et politique qu'il faut bien accepter, et admettre que si le travail manuel des ouvrières sert les intérêts des puissants, il n'en demeure pas moins grand et noble.
    Toutes ces pistes (et bien d'autres encore), se tiennent et s'emboîtent parfois, se contredisent et s'annulent souvent. Au bout du compte, ce n'est plus seulement le sens de l'œuvre qui est remis en question, mais son tout : sa date de réalisation, son véritable commanditaire, son état de conservation et son format authentique[iii].
    Pour échapper à ces querelles, on peut s'interroger sur les aspects purement formels de la toile[iv], puisque les questions de la spatialité et de la temporalité semblent pouvoir être enfin résolues grâce à la restitution du format d'origine : s'agit-il d'un seul espace ou de deux (voire trois) espaces séparés ? S'agit-il de deux moments différents, ou de deux actions simultanées ? Piège fatal, car voilà que l'énigme dérive vers le monde profane du théâtre. Et, dès lors, contempler le tableau ne suffit plus : nous devons aussi tendre l'oreille.
    En effet, dans cette nouvelle version, le premier plan paraît plus bruyant : d'une certaine façon, le son de la roue qui tourne, et le murmure entre les deux femmes de la partie gauche, couvrent un peu ce qui se dit dans la pièce du fond. Au premier plan, on chuchote, au second, on déclame. Ne serait-on pas alors en pleine répétition, à l'arrière-plan, et en plein travail, au premier plan ? La jeune fille qui, au fond et sur la droite, regarde dans notre direction, semble même avoir été distraite par la rumeur du premier plan, et celle qui tient le rideau pourrait bien être en train de suggérer à la fileuse de faire moins de bruit[v].
    Mais ce n'est pas tout, car l'éclairage est lui aussi tout à fait intrigant : à l'arrière-plan, la jeune femme sur la gauche dont le bras repose sur une viole, est la seule à n'être pas éclairée par le fort rayon de lumière qui, provenant d'en haut à gauche, illumine la scène des tapisseries. Au contraire, cette jeune femme reçoit un éclairage qui, venant d'en bas et de droite, rappelle celui des feux d'une rampe. Celle-ci pourrait, par exemple, être masquée par le pan de mur droit qui sépare les deux pièces.
    La mise en scène enfin : cette supposée musicienne regarde la déesse et la mortelle (ou des comédiennes répétant leurs rôles), pendant qu'une autre demoiselle tourne son visage dans notre direction, comme si elle cherchait à nous voir, au-delà de la pièce qui nous sépare d'elle. Quoi qu'il en soit, cette jeune fille voit, c'est certain, le revers du tableau que nous regardons : alors que pour nous la fileuse est de face, pour elle, elle est de dos. Et, à l'inverse, si pour nous la dévideuse est de dos, pour elle, elle est de face. Comme dans Les Ménines (fig. 5), Velázquez a multiplié les points de vue, et par conséquent, les rôles : nous ne sommes pas les seuls spectateurs de la scène, puisqu'il y en a d'autres à l'intérieur du tableau.
    Il ne nous reste dès lors qu'une possibilité : nous demander, comme Théophile Gautier devant Les Ménines : « Où est le tableau ? ». Et cela d'autant plus devant Les Fileuses, puisque nous savons que les araignées tissent des toiles qui échappent à la vision de certains insectes. Ce qui était imperceptible à leur sens devient soudainement résistant, élastique et gluant. Or, une toile de maître est aussi le résultat d'un tissage et ici, à peine confrontée à la surface peinte, notre raison, qui veut absolument traverser les apparences, tombe dans le piège illimité des interprétations. Nous croyons pouvoir faire et défaire la toile, alors que rien ne l'altère. Nos ambitions intellectuelles ne sont pas satisfaites de ce que nos yeux voient. Nous ne nous contentons pas de ce miracle de suspension, de cette minute infiniment installée dans un temps arrêté. Piège ultime, nous voudrions que cette toile livre ses secrets mais nous n'y trouvons que les nôtres.
    Alors, à défaut de certitudes, imaginons que Les Fileuses sont « un temps retrouvé », que Velázquez peint ses toiles comme Arachné tisse ses toiles : maintenant comme jadis. Imaginons qu'ici, le peintre et nous, face à la toile, nous nous retrouvions pris au piège de l'éternité, c'est-à-dire à l'instant commun de sa vision et de la nôtre, mais aussi – c'est fatal, car le temps file – à l'instant commun de sa vision et de la vision de celles et ceux qui viendront après nous.
    Mayte García Julliard


    [i] Ovide, Les Métamorphoses, livre VI, 129-130, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 158

    [ii] Voir Javier Portús Pérez [conservateur au Prado et commissaire de l'exposition Fábulas de Velázquez], « Las Hilanderas como fábula artística », Boletín del Museo del Prado, XXIII, 2005, pp. 70-83.

    [iii] La meilleure synthèse des articles et études publiés jusqu'aux années 1950 est celle publiée par Karin Hellwig, « Interpretaciones iconográficas de Las hilanderas hasta Aby Warburg y Angulo Íñiguez », Boletín del Museo del Prado, XXII, 2004, pp. 38-55. D'autres références plus récentes peuvent être trouvées dans Entre dos centenarios. Bibliografía crítica y antológica de Velázquez. 1962-1999, Javier Portús Pérez (dir.), s. l., 1999, pp. 242-253.

    [iv] Voir John F. Moffit, « The Architectural Setting of Velázquez's Las Hilanderas », Pantheon, XLIV, 1991, pp. 247-256, pour qui l'espace architectural correspond à celui qui servait d'atelier des peintres, dans l'Alcázar de Madrid.

    [v] Un grand merci à Anna Lisa Galizia pour ses connaissances des arts textiles. C'est elle qui a attiré notre attention sur le fait que le premier plan ne ressemble en rien à un atelier, mais plutôt à un espace domestique.

    Légendes des illustrations
    fig. 1. Diego Velázquez (1599-1660), Les Fileuses, vers 1650, huile sur toile, 222,5 x 293 cm (avec les rajouts du XVIIIe siècle), Madrid, Musée du Prado
    fig. 2. Diego Velázquez (1599-1660), Les Fileuses, vers 1650, huile sur toile, 167 x 252 cm (sans les les rajouts du XVIIIe siècle), Madrid, Musée du Prado
    fig. 3. Diego Velázquez (1599-1660), Les Fileuses, vers 1650, huile sur toile, détail de l'arrière-plan montrant la tapisserie inspirée par le tableau du Titien
    fig. 4. Rubens (1577-1640), L'Enlèvement d'Europe, copie d'après Titien, 1628-1629, huile sur toile, 181 x 200 cm, Madrid, Musée du Prado
    fig. 5. Diego Velázquez (1599-1660), Les Ménines, 1656, huile sur toile, 318 x 276 cm, Madrid, Musée du Prado
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