• Numéro 3 | Morier-Genoud

     

    La mémoire du tableau

     

    Philippe Morier-Genoud<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

      Il y a une vingtaine d'années je fis connaissance du critique de Cinéma Jean  Douchet au cours d'une soirée organisée par le Musée d'art contemporain de Bordeaux, le CPAC, en l'honneur de l'écrivain Pierre VeilletetLa soirée se déroulait dans l'Entrepôt Laîné : un tout nouveau musée dont le fonds nous permettait de découvrir les œuvres de Boltanski, de Simon Hantaï, de Annette Messager, de Buren. Le bâtiment : un grenier, une réserve portuaires de denrées coloniales au XIXe siècle           ( restauré par les architectes Pistre et Valode puis aménagé par le designer Andrée Putman  présente elle aussi, un parcours impressionnant dans l'art contemporain ! ) offrait pour l'hommage à l'auteur bordelais son très bel et sobre espace d'arches de pierre et de bois.    Pierre Veilletet, journaliste au quotidien Sud Ouest  quoiqu'il semblât avoir déjà collectionné  de prestigieuses distinctions littéraires :  ( prix Albert-Londres en 1976, prix François Mauriac pour La Pension des nonnes en 1986,  prix Jacques Chardonne  pour Mari-Barbola en 1988, prix Jean-Jacques-Rousseau pour Bords d'eaux en 1989 et  prix Maurice Genevoix en 1992 pour Querencia. ) n'en demeurait pas moins un homme attentionné au milieu de ses amis artistes et  des personnalités diverses invités à le fêter, ce jour-là, au nombre desquels figurait le biologiste Didier Vincent.  Je rentrais du Maroc où je venais de terminer pour la télé un film au titre curieusement prémonitoire  Alphonse et Picasso ! ( Une sombre histoire de trafic des « picassos »  volés, entreposés avant l'échange maffieux dans une citerne à eau potable  dans la ville d'Essaouira où nous avions pataugé plusieurs jours. Essaouira... Ville magnifique sur la façade atlantique anciennement connue sous le nom de Mogador, avait servi à la navigation de poste avancé pendant plusieurs siècles sur la route du Cap-Vert et de l'Équateur. « Acteur de service » j'avais été commis à Bordeaux, pour la circonstance, à lire les textes de P.Veilletet et j'y découvrirais en même temps - interlocuteur d'un soir - Jean Douchet. J'aimerais révéler brièvement ici un moment de notre rencontre qui détermina pour ainsi dire mon éveil amateur de peinture. Tirée probablement d'une parfaite connaissance du monde ( et du mode ) cinématographiques, Jean Douchet  m'expliqua, dans l'échange amical qui s'était établi, avoir  pris l'habitude, au cours de ses fréquents voyages et visites des musées d'Europe ou d'ailleurs de repérer avec une extrême précision l'endroit où dans la salle étaient exposées chacune des œuvres des peintres dont il souhaitait précisément se souvenir. Puis d'attacher ensuite son attention aux œuvres elles-mêmes se laissant longuement envahir comme dans une rêverie paresseuse ou flottante et par la singularité de l'œuvre et par l'environnement immédiat où elle vivait simultanément.            Il se créait ainsi pour son usage personnel « un dispositif  mental » au centre duquel s'inscrirait  l'œuvre dans sa tonalité « dramatique » propre, disons : sa nature, son motif, son titre, le peintre, ses dimensions, etc. Il lui suffirait ultérieurement d'activer ce dispositif : ce lieu de mémoire  pour faire surgir à nouveau en  « l'œil de sa pensée »  les images et les œuvres qu'il avait ainsi archivées dans l'émotion d'un jour et auxquelles il pouvait se référer en toute tranquillité dans le cadre d'une discussion, d'un cours ou d'un exposé. Je ne fus pas long à adopter, moi aussi, un tel système qu'à certains égards on aurait pu rapprocher de  ce qu'une  légende nous rapporte des circonstances dans lesquelles Simonide de Céos, le poète, inventa en Grèce ancienne sous le nom de : « art de la mémoire » ; invention qui fournira à  Frances A.. Yates l'occasion du titre de sa  magistrale étude sur le sujet.  Mais aujourd'hui, j'entre à mon tour, de mémoire, dans le Musée National de Peinture à Oslo, j'en gravis l'escalier central, je veux  boire avec une avidité le «  Cri  » d'Edvard Munch découvrir enfin, avec grande impatience, ce peintre si attendu  pour moi, et célèbre pour le monde !À  gauche de l'entrée, dans la salle où sont exposés plus  d'une vingtaine des œuvres du norvégien : une toile de 1889 nous accueille. Le portrait de l'auteur Hans Jaeger  on  dirait de Tchekhov un de ses personnages dans Oncle Vania  : le professeur d'esthétique Sérebriakov.Ou  mieux : lui-même en personne à  Badenweiler, avant sa mort le 15 juillet 1904, calé dans un sofa, le bras droit nonchalamment  posé sur l'accoudoir ayant gardé son chapeau rabattu en visière sur ses lorgnons. Devant lui sur un angle de table un verre qui pourrait contenir un reste d'absinthe  tant les tons  bleus et verts de l'ouvrage semblent avec le délicieux breuvage se confondre ou délibérément se fondre dans la lumière laiteuse de l'arrière fond du tableau donc d'une scène... Ce n'est que plus loin, sur le mur central, que m'apparaîtront les tourments et l'effroi du fameux « Cri » ,  posé là ,  juste avant de « s'apaiser » lui-même dans la toile qui le jouxte : Trois petites filles de dos, penchées sur une rambarde, occupées à regarder l'eau calme et noir d'un canal, elles naïves qui se détachent paisiblement sur la façade blanche d'une villa patricienne. Elles illustrent cet aphorisme :« Les parcs des gens très riches souvent visibles du trottoir  laissent bien naturellement aux fleurs qui les embaument et aux oiseaux qui les habitent le soin d'enchanter et d'enivrer les pauvres. » Du même peintre sur le mur central  La danse de la vie. 1889-1900 : une allégorie. La scène se passe sous le soleil de minuit.  Des couples sont irrésistiblement emportés dans les tourbillons d'une danse effrénée. Au premier plan, à gauche sur la toile (côté jardin dit-on au théâtre ) une femme rousse jeune et belle toute de blanc vêtue ; à droite (côté cour ) une autre femme plus âgée ou plus éprouvée rousse  également, toute de noir vêtue ; entre les deux, au centre, en gros plan un couple  : l' homme, l'air presque somnambule semble enfermé dans l'ivresse d'une volupté muette qui étreint une femme rousse elle aussi dans une robe rouge  feu du même ton que celui qui s'empourpre à l'arrière-fond dans le ciel incendié du « cri ». Tout cela sur le vert gazon ! Il conviendrait ici de décrire, selon la « méthode Douchet » , un parcours qui fait « couche » désormais dans une tête. Depuis la salle réservée à Munch au National Musset à celles de l'autre musée qui porte son nom dans un autre quartier d' Oslo.  Toutes les salles de tous les musées du monde. De  Stockhlom  à Syracuse.  De la British National Galery au Louvre. Du Musée de Berlin à Charlotenburg à la Trétikov de  Moscou. Des Offices de Florence au Staadtmuseum de Bâle. Du Prado à Madrid... je laisse la Pinacothèque de Munich dans l'oubli... Mais je ne voudrais pas non plus sous-estimer la Sixtine ni oublier  Saint-Pétersburg etc.  L'Europe parle... mieux que les réseaux hertziens... parce qu'elle a en mémoire des images... Dans cet art de la mémoire appliqué à capter tout simplement des images, à restituer la peinture dans ses sites d'origine, je ne craindrais pas d'y reconnaître en voisinage  certains des processus théâtraux de l'acteur. Jouer   un personnage, c'est, d'une certaine manière, comme inscrire  sur une toile la danse de la vie.  Elle-même venue du fond de la mémoire d'un acteur - peintre de la vie - pour, projetée sur scène, atteindre à une vie, éphémère certes... mais  toujours reconstruite c'est-à-dire : replacée sous le pinceau lumineux de la représentation.   

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