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    Le philosophe et l'araignée d'Héraclite à Nietzsche


     <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p>Sylvie Balestra-Puech</o:p>

    Si « lire un bestiaire philosophique est une manière plaisante d'entrer en philosophie »[i], suivre le fil de l'araignée permet de distinguer les adeptes de la transcendance, qui méprisent le fragile tissage arachnéen, et les chantres de l'immanence, qui y trouvent une figure de la subtilité, voire de l'âme du monde.

    Cette ligne de partage se dessine dès l'Antiquité. Pour Héraclite, l'araignée au centre de sa toile figure la relation de l'âme et du corps[ii] mais pour le stoïcien Ariston de Chio « les raisonnements dialectiques sont semblables à des tissus d'araignées, qui paraissent révéler quelque habileté mais sont inutiles »[iii]. Lucrèce recourt à l'image pour illustrer la théorie du simulacre[iv] et Ovide, son héritier à bien des titres, fait de la tapisserie d'Arachné la mise en abyme des Métamorphoses mêlant indissolublement éthique et esthétique[v]. Plutarque, en revanche, dénonce les récits mythologiques qui se réduisent à des « fictions inconsistantes que poètes et prosateurs tissent et tendent comme les araignées font leur toile, en en tirant de leur propre fonds les données arbitraires »[vi].

    Dans l'Europe devenue chrétienne, l'araignée appartient au bestiaire diabolique, la Bible, comme le Coran d'ailleurs, en faisant une figure de l'impiété et de la perfidie. Pour l'auteur anonyme de l'Ovide moralisé, la métamorphose en araignée révèle la nature satanique de celle qui osa défier Minerve, la « sapience divine ». Dante est l'un des rares à percevoir la grandeur tragique d'Arachné et à reconnaître en elle une figure de l'artiste.  Même les humanistes retiennent surtout la valeur dépréciative des métaphores arachnéennes. Deux adages d'Érasme, Aranearum telas texere[vii] et Ex se fingit velut araneus[viii], reprennent ainsi respectivement les citations d'Ariston de Chio et de Plutarque.

    C'est encore pour discréditer la pensée de Spinoza que Pierre Bayle utilise l'image de l'araignée en citant longuement François Bernier[ix]. Sous la plume de ce médecin et disciple de Gassendi, qui passa plusieurs années en Inde, la métaphore arachnéenne, que l'on rencontre notamment dans la Mundaka Upanishad[x], devient l'image centrale de la pensée indienne :

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    Il n'est pas que vous ne sachiez la philosophie de beaucoup d'anciens philosophes, touchant cette grande âme du monde dont ils veulent que nos âmes et celles des animaux soient des portions. [...] Or ces Cabalistes ou Pendets Indous que je veux dire, poussent l'impertinence plus avant que tous ces philosophes et prétendent que Dieu ou cet être souverain qu'ils appellent Achar, immobile, immuable, ait non seulement produit, ou tiré les Ames de sa propre substance, mais généralement encore tout ce qu'il y a de matériel et de corporel dans l'Univers, et que cette production ne s'est pas faite simplement à la façon des causes efficientes, mais à la façon d'une Araignée, qui produit une toile qu'elle tire de son nombril, et qu'elle reprend quand elle veut.[xi]

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    Dans la note de Bayle, elle permet d'opposer à la rationalité apparente du spinozisme un substrat mythique[xii]. Mais elle a manifestement séduit Diderot qui reprend intégralement la citation de Bernier par Bayle dans l'article « Asiatiques » de l'Encyclopédie[xiii]. À partir de ce texte matriciel, les métaphores arachnéennes se multiplient sous sa plume. Prenant résolument le contre-pied de l'adage Aranearum telas texere, il choisit l'araignée pour célébrer le pouvoir heuristique de l'analogie :

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    Une imagination forte jointe à des connaissances étendues et diverses et à une subtilité peu commune, lui indiquait des liaisons fines et des points d'analogie entre les objets les plus éloignés. Les dernières années de sa vie furent laborieuses, contemplatives et retirées. Quelquefois je le comparais à cet insecte solitaire et couvert d'yeux qui tire de ses intestins une soie qu'il parvient à attacher d'un point du plus vaste appartement à un autre point éloigné, et qui se servant de ce premier fil pour base de son merveilleux et subtil ouvrage, jette à droite et à gauche une infinité d'autres fils et finit par occuper tout l'espace environnant de sa toile ; et cette comparaison ne l'offensait point. C'est dans l'intervalle du monde ancien au monde nouveau que notre philosophe tendait des fils : il cherchait à remonter de l'état actuel des choses à ce qu'elles avaient été dans les temps les plus reculés.[xiv]

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    Il s'inscrit aussi dans la lignée de Lucrèce lorsque, dans Mystification, il reprend la théorie du simulacre et développe la comparaison arachnéenne qui s'y trouvait associée :

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    Desbrosses. Qu'une bague, un portrait, une lettre, un billet tendre qu'on aura reçu vienne à tomber sous les yeux, et voilà le simulacre perfide qui s'attache à la rétine.

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    Mlle Dornet. Qu'est-ce qu'une rétine ?

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    Desbrosses. C'est une toile d'araignée tissue des fils nerveux les plus déliés, les plus fins, les plus sensibles du corps, qui tapisse le fond de l'œil. Quand l'image s'est attachée à cette toile mobile, quand ses petits ébranlements ont été transmis à cette substance si délicate, si molle qu'on appelle le cerveau ; quand l'âme a pris les ondulations de cette substance ; quand l'une et l'autre lassées d'osciller, viennent à s'affaisser de fatigue, de l'ennui on passe à la tristesse, à la mélancolie, à l'attendrissement, aux larmes, au chagrin, à l'indigestion, à l'insomnie, à la douleur, aux nerfs agacés, aux vapeurs.[xv]

    Si les ébranlements de la toile sont transmis au cerveau, celui-ci se trouve logiquement comparé à l'araignée dans le Salon de 1767 [xvi]. Ce remarquable travail de la métaphore résulte sans doute de la rencontre entre la comparaison védique et la tradition allégorique, d'origine médiévale, qui fait de l'araignée et de sa toile l'attribut du toucher. À partir de la Renaissance, celle-ci interfère, en outre, avec la comparaison héraclitéenne de l'âme et de l'araignée, que l'on retrouve dans Le Rêve de D'Alembert :

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    Mademoiselle de L'Espinasse. — Docteur, approchez-vous. Imaginez une araignée au centre de sa toile. Ébranlez un fil, et vous verrez l'animal alerté accourir. Eh bien ! si les fils que l'insecte tire de ses intestins, et y rappelle quand il lui plaît, faisaient partie sensible de lui-même? ...

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    Bordeu. — Je vous entends. Vous imaginez en vous, quelque part, dans un recoin de votre tête, celui, par exemple, qu'on appelle les méninges, un ou plusieurs points où se rapportent toutes les sensations excitées sur la longueur des fils.[xvii]

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    Julie de Lespinasse va plus loin et retrouve l'araignée comme métaphore de l'âme du monde :

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    Mademoiselle de L'Espinasse. — Et qui est-ce qui vous a dit que ce monde n'avait pas aussi ses méninges, ou qu'il ne réside pas dans quelque recoin de l'espace une grosse ou petite araignée dont les fils s'étendent à tout ?

    Bordeu. — Personne, moins encore si elle n'a pas été ou si elle ne sera pas.

    Mademoiselle de L'Espinasse. — Comment cette espèce de Dieu-là...

    Bordeu. — La seule qui se conçoive...

    Mademoiselle de L'Espinasse. — Pourrait avoir été, ou venir et passer ?

    Bordeu. — Sans doute ; mais puisqu'il serait matière dans l'univers, portion de l'univers, sujet à vicissitudes, il vieillirait, il mourrait.[xviii]

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    L'écho de la citation de Bernier dans l'article « Asiatiques » est manifeste : Diderot choisit comme modèle d'une conception matérialiste de l'univers la métaphore védique décriée par Bayle. Il opère ainsi un double retournement : il revendique une pensée de l'immanence que la métaphore servait à stigmatiser et défend, grâce à elle, la dimension heuristique de la comparaison.

    Usage polémique et vertu heuristique coexistent chez Nietzsche dont l'œuvre n'est pas moins riche en métaphores arachnéennes[xix]. Il les utilise d'abord contre Spinoza, grâce à la paronomase entre le nom du philosophe et le nom allemand de l'araignée (Spinne),  tous deux rapprochés de l'emploi familier du verbe spinnen — filer — au sens d'élucubrer, divaguer. Il joue peut-être aussi de la prédilection de Spinoza pour les araignées[xx] . Mais alors que chez Bayle la métaphore arachnéenne servait à discréditer « l'athée de système », elle vise désormais le Christ et une métaphysique dont Spinoza se trouve paradoxalement devenu le représentant :

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    Même les plus pâles parmi les pâles, ces albinos de la pensée que sont Messieurs les Métaphysiciens, ont su se rendre maîtres de lui. Ils ont si bien tissé autour de lui les toiles de leurs élucubrations, qu'hypnotisé par leur agitation, il s'est fait lui-même araignée, qu'il s'est fait métaphysicien... dès lors il s'est mis à retisser en partant de lui-même la toile du monde — « sub specie Spinozae » —, dès lors il s'est transfiguré, devenant de plus en plus mince et plus pâle, il s'est fait « idéal », « pur esprit », il s'est fait « absolu », il s'est fait « chose en soi »... Déchéance d'un Dieu : Dieu s'est fait « chose en soi » ...[xxi]

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    Loin d'opposer une Arachné sophiste aux « vrais nourrissons de Pallas »[xxii], Nietzsche les rejette dos-à-dos et Spinoza se voit tour à tour affublé du costume des deux rivales :

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    Et que penser de ce charlatanisme de forme mathématique, sous lequel Spinoza cuirasse et masque sa philosophie — l' « amour de sa propre sagesse », en définitive, si l'on interprète correctement le mot —, afin de glacer d'avance le téméraire qui oserait lever les yeux sur cette vierge inaccessible, cette Pallas Athênê ? Que de timidité, que de vulnérabilité ne trahit-elle pas, cette mascarade d'un anachorète malportant...[xxiii]

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    Nietzsche dénonce ainsi la vaine prétention d'Athéna, en tant que figure emblématique de la philosophie, à triompher d'Arachné et lui fait subir en retour le sort qu'elle a infligé à la mortelle : elle devient sous sa plume une araignée dont la production est frappée de vanité parce qu'immatérielle.  À rebours de la tradition idéaliste, la toile d'araignée devient le symbole de la spiritualité pensée comme perte de substance, donc ultime déchéance :

    <o:p> </o:p>La conception chrétienne de Dieu — Dieu conçu en tant que Dieu des malades, Dieu-araignée, Dieu-esprit — c'est là une des conceptions de Dieu les plus corrompues qui aient jamais été formées sur terre : elle constitue peut-être même le plus bas de l'étiage dans l'évolution déclinante des types divins. Dieu dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d'être sa transfiguration, son éternel acquiescement ![xxiv]
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    Mais ce n'est pas seulement l'esprit en tant qu'antithèse de la vie que figure l'araignée sous la plume de Nietzsche. C'est aussi l'esprit humain qui exerce sur le monde son emprise par la connaissance :

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    En fin de compte nous ne faisons rien de plus avec la connaissance que ne fait l'araignée, filant sa toile, chassant et suçant sa proie : elle veut vivre au moyen de son art et de cette activité et avoir sa satisfaction — et ceci nous le voulons nous aussi lorsque notre connaissance saisit comme au vol des soleils, des atomes, les retient et les établit pour ainsi dire — nous ne faisons là que prendre un détour pour aboutir à nous-même, à nos besoins.[xxv]

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    Or cet usage heuristique de la comparaison concerne justement ce que Nietzsche, de son propre aveu, partage avec Spinoza : « faire de la connaissance l'affect le plus puissant » (die Erkenntnis zum mächtigsten Affekt zu machen)[xxvi]. Et c'est encore l'image de l'araignée qui permet d'affirmer la subjectivité de toute connaissance :

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    Les habitudes de nos sens nous ont embobinés dans le mensonge et la tromperie de la sensation : ils sont devenus ensuite la base de tous nos jugements et nos « connaissance » — il n'y a pas la moindre échappatoire, pas de tour ou de détour qui mène au monde réel. Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous y prenions, nous ne pouvons prendre que ce qui veut bien se laisser prendre dans notre toile.[xxvii]

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    Si l'homme oublie qu'il est pris dans le réseau de ses perceptions comme l'araignée dans sa toile, il risque de tisser un système, qui aura la lourdeur et la rigidité de la cuirasse d'Athéna et ne possèdera que le pouvoir mortifère de la face de Méduse.

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    Sylvie Ballestra-Puech

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    [i] Christian Roche, Jean-Jacques Barrère, Le Bestiaire des philosophes, Paris, Seuil, 2001, p. 9. 

    [ii] Les Fragments d'Héraclite, traduits et commentés par Roger Munier, Paris, Fata Morgana, 1991, 67a, p. 44.

    [iii] Diogène Laërce, Vitae philosophorum, éd. H.S. Long, Oxford U.P., 1964, VII, 161, p. 366.

    [iv] Lucrèce, De natura rerum, IV, v. 725-735.

    [v] Voir S. Ballestra-Puech, Métamorphoses d'Arachné. L'artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006.

    [vi] Plutarque, Isis et Osiris, §20 (358 d), Œuvres morales t. 5, éd. et trad. C. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1988, p. 194.

    [vii] Érasme, Adagiorum Chilias prima, 347, éd. M.L. van Poll-van de Lisdonk, M. Mann Phillips, Chr. Robinson, Opera omnia, Amsterdam, Elsevier Science Publischers, II, 1, 1993, p. 446.

    [viii] Id., Adagiorum Chilias quarta, IV, 42, ibid., II, 7, 1999, p. 205-206, n° 3343.

    [ix] Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique[1697], Paris, Desoer, 1820, t. 13, p. 424-425.

    [x] Mundaka Upanishad , I, 1, 7, éd. et trad. J. Maury, Paris, Maisonneuve, 1943, rééd. 1981, p. 8.

    [xi] François Bernier, Suite des Mémoires sur l'Empire du Grand Mogol [...], La Haye, A. Leers, 1671-72, p. 202-204.

    [xii] Voir Jean-Charles Darmon, « Gassendi contre Spinoza selon Bayle : ricochets de la critique de l'âme du monde », Archives de Philosophie, vol. 57 (1994), p. 524.

    [xiii] Diderot, « Asiatiques », Encyclopédie I lettre A, éd. critique J. Lough et J. Proust, Œuvres complètes, t. 5, Paris, Hermann, 1976, p. 514-515. 

    [xiv] Id., Sur la vie et les ouvrages de Boulanger [1765], ibid., t. IX, p. 450.

    [xv] Diderot, Mystification, ibid., t. XII, p. 401.
    [xvi] Id., Salon de 1767, ibid., t. XVI, p. 233.

    [xvii] Diderot, Le Rêve de d'Alembert, ibid., t. XVII, p. 140.

    [xviii] Ibid., p. 143.

    [xix] Voir Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, p. 101-106.

    [xx] Cf. Jean [Johannes Nicolaus] Colerus, La Vie de B. de Spinoza [...], La Haye, T. Johnson, 1706, cité dans Spinoza, Œuvres complètes, éd. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 1320 : « [...] lorsqu'il voulait se relâcher l'esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu'il faisait battre ensemble, ou des mouches qu'il jetait dans la toile d'araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu'il éclatait quelquefois de rire ».

    [xxi] Nietzsche, L'Antéchrist, § 17, trad. J.- Ch. Hémery, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. VIII, 1974, p. 174-175.

    [xxii] Nicolas Renouard, XV discours sur les Métamorphoses d'Ovide [1606], Paris, Veuve M. Guillemot, 1625, p.157.

    [xxiii] Id., Par-delà bien et mal, « Des préjugés des philosophes », § 5, trad. C.Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, ibid., t. VII, 1971, p. 24-25.

    [xxiv] Id., L'Antéchrist, § 18, ibid., t. VIII, p. 175.

    [xxv] Id., fragment posthume, automne 1882, 15 [9], trad. P. Klossowski, Le Gai Savoir, a gaya scienza. Fragments posthumes été 1881- été 1882, ibid., t. V, 1982, p. 512.

    [xxvi] Id., lettre à Overbeck du 30 juillet 1881, Briefwechsel : Kritische Gesamtausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin, De Gruyter, III, 1, 1981, p. 111.

    [xxvii] Id., Aurore, § 117, trad. J. Hervier, ibid., t. IV, 1970, p. 98.


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  • Araignée fantôme

     

     Alain Robbe-Grillet

     

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>J'envie la perfection, la sérénité des lignes tracées par l'épeire diadème, l'araignée porte-croix de nos jardins. Au petit jour, dans le désordre des chrysanthèmes couchés en tout sens par les vents et les pluies d'équinoxe, c'est un repos de découvrir la paisible ordonnance de sa toile toute neuve aux rayons étoilés, réunis en multiples polygônes concentriques par des segments sans bavure, progressifs et parallèles, de plus en plus courts à mesure que l'on s'approche du centre où attend l'artiste dorée, satisfaite à juste titre de sa rigoureuse œuvre nocturne. Tout autour d'elle, accrochées régulièrement sur l'ensemble de la trame, brillent les innombrables diamants d'une fine rosée matinale, dont le faible poids courbe à peine les filins, comme la dentelle de girandoles d'une escadre illuminée. Mais moi j'enrage et je désespère, je me débats contre le vide et je couvre de coulures improbables les murailles invisibles qui me cernent de toutes part. Je suis enfermé, j'en suis sûr, et je l'ai déjà dit cent fois : enfermé.<o:p> </o:p>Autour de moi se dressent des parois de verre : là et ici, juste devant moi, et sur les côtés aussi et derrière moi encore. Prisonnier. Les chrysanthèmes, les rudbeckias d'automne, les phlox tardifs, les ultimes roses, tout cela se trouve de l'autre côté, dans le calme jardin de l'épeire porte-croix.<o:p> </o:p>Je suis enfermé dans une sorte de cube vide, abstrait, qui forme comme une explosive absence carrée dans la continuité des choses naturelles. Si j'en veux capturer le moindre reste, les mégots, les cacahuètes brisées, les croûtes de pain et autres menus déchets que par dérision l'on me jette, il me faut agir, construire en toute hâte des rets sur l'impalpable mur, qui sépare en deux mondes sans commune mesure le dehors et le dedans de ma cellule. Et je me doute bien, évidemment, que ce monde-ci – le mien – n'existe pas, qu'il n'est qu'un trou noir, au milieu de la constellation vive et gaie des lumières de l'escadre.<o:p> </o:p>Allons ! Pas d'excuses ! Pas de jérémiades ! Il faut me mettre au travail, une fois encore. Mû à nouveau par l'illusoire euphorie de l'action, je lance d'aventureuses lignes exploratrices autour de moi, dans tous les sens, avec des gestes nerveux et rapides, vite cassés. Je m'agite. Je me démène. J'essaie la passion, le désespoir la fureur, les subterfuges, la petite surprise. Je frappe à droite. Je frappe à gauche. A droite encore. Je recommence, je répète, je ressasse. Je m'obstine. Je reviens en arrière. Puis, soudain je frappe derechef juste devant moi...<o:p> </o:p>Aussitôt, je me retourne d'une brusque et imprévisible volte-face... Non. Rien... Au milieu de l'espace transparent qui m'enferme, percé en son centre sans doute d'une porte scellée, il y a seulement un minuscule judas rond, qui est probablement un œil de caméra.<o:p> </o:p>Je voudrais me remettre à mon ouvrage, mais une sorte de paralysie peu à peu me gagne. Je respire de plus en plus mal. Enfin, comme il fallait s'y attendre, je m'aperçois que je me suis pris moi-même au milieu d'un inextricable écheveau de fils enchevêtrés. Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. Dans l'immobilité définitive de mon corps, de mon visage qui ne peut même plus clore les paupières, je vois l'énorme araignée noire – moi – qui s'approche de moi pour me dévorer. Je pousse un hurlement muet de terreur.<o:p> </o:p>Je me réveille. Les double-rideaux ne sont pas fermés, ni même les voilages. Le jour se lève à peine. La pluie et le vent d'équinoxe battent la vitre, de l'autre côté d'une large baie rectangulaire qui occupe presque toute la paroi, juste en face de mon lit. Sur le fond blanchâtre du petit matin, les rameaux entremêlés du grand noyer tout proche, dénudé par la tempête, dessinent un réseau compliqué de courbes mouvantes, remplissant jusqu'aux extrêmes bords toute la surface de la toile, de ses lignes grises soulignées par des reflets luisants. Il n'y a pas un oiseau sur les branches, pas de loups blancs, pas d'araignée géante. Et les idéogrammes superposés formés par les ramures de l'arbre, inutile filet, sont apparemment privés de sens.<o:p> </o:p>A.R.-G., octobre 1981<o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Robbe-Grillet Alain, “Araignée fantôme”, in cat. exp. dir. Daniel Abadie, Jackson Pollock, Paris, Centre Georges Pompidou, 21 janvier – 19 avril 1982, Paris, CGP | MNAM, p. 144

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