•   Patrick Beurard-Valdoye
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    L'ÎLE DE SCHWITTERS

     

     

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>modèle transi — ça dure et c'est rude — Schwitters contreplongeant sur Falkenthal langue pendue frétillante — mais ne parler sous aucun prétexte —
    un relief collé ça représente quoi ? [Schwitters] Tu es un peu fou un compositeur produit des émotions à partir de sons et de rythmes qui ne représentent rien moi je compose avec couleurs et formes ressens-tu le rythme et l'harmonie ?
    ton portrait ça représente Falkenthal contreplaqué debout en buste facial — et il te reste plus de dents qu'à moi qui n'en ai que quinze — Et ça va coûter cher ce plaisir ? [Schwitters] Si tu y tiens tu paieras les couleurs
    <o:p> </o:p>le relief favori de Falkenthal est un assemblage avec plumes d'oiseaux
    rendre beau du rien du léthale quel métier souverain
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>madame Falkenthal un peu nature ne tourne parfois la langue qu'une seule fois avant de l'ouvrir Schwitters en train de peindre à l'œil son portrait en échange du contreplaqué et des couleurs teints tout vite traits peints tendus en deux temps trois mouvements rouge central de lèvres avec tache blanche sur pointe du nez ombres kaki à gauche du nez puis tache bleu lavande en bas contrepoint de l'œil droit du vite fait à la 6-4-2 un temps pour tout Quand tu touilles les œufs de l'omelette se dit Evy tu vas vite mais pour trier ce qui pique ddes pins tu prends du temps car Kurt laisse plein de piquants trop vite un point c'est tout tableau terminé Evy fait une mine son menton ne reconnaît plus menton traversé d'une traînée blanchâtre horizontale parallèle aux lèvres Evy montre l'endroit trop grossier là en galoche — une fauconnerie — là le ton monte Schwitters jette le pinceau il crie Un tableau n'est pas une photo et disparaît disparaît réapparaît un beau jour avec une robe bleue pour madame et pour le portrait un cadre du même bleu ramené tout juste d'Oslo
    <o:p> </o:p>quant au portrait d'une dame davantage de risques toujours des difficultés des imprévus Schwitters plus à l'aise avec les hommes des ils sinon l'île sur Hjertøya l'alchimie aurait du prendre le secret d'une île c'est le secret de l'espace mêlé à celui des femmes Schwitters n'a jamais pu peindre qu'Helma elle le comprend elle le pressent Assieds-toi là au bord de la fenêtre incline la tête vers le dehors légèrement haut de chambranle vert amande dominé de rose bas de chambranle jaune de naple traînée rose derrière la chevelure dans l'entre-deux un tournesol soleil d'Helma — l'île est un soeil que l'espace inattentif écrase en absence d'Helma — tache vanille dans le creux du menton et pointe de vert dans l'iris encore au coin de l'œil Schwitters en blouse blanche si proxime la présence d'Helma imprimée sur contreplaqué au rythme de l'averse mordant sans désemparer le bois de la maison isolant la chambre la séance de peinture isolant l'île reliée au continent par un mystérieux cordon ombilical que la tempête tente de rompre comme si le combat vivant entre terre et mer se ravivait rappelant les origines que se prépare-t-il pendant notre sommeil quelles eaux démentielles s'annoncent ? se pourrait-il que Schwitters peigne l'ultime portrait d'Helma ? tant qu'il œuvre rien d'autre ne surviendra le peintre ne réside pas sur une île déserte il n'a planté aucun drapeau dès accostage l'île qui est manque n'est jamais oubli Hjertøya est habitée de mémoires d'hommes chaque île traversée d'un langage prétendu dissonant sur le continent à l'image de ses narrés grotesques l'île fréquentée par un créateur l'île est le créateur Schwitters sans traquer le mythe de l'origine poursuit une neuvoie à l'abri des tempêtes du monde sa préscience lui indique qu'il portraiture Helma pour la dernière fois une tension silencieuse les unit autant qu'elle s'acharne à les éloigner un silence du même ordre que le mutisme de la nuit dissimulant un secret toute île est mystère épié espionné par d'étranges vaisseaux d'invisibles sous-marins sur quoi il vaut mieux fermer les yeux
    <o:p> </o:p>le tablier d'Helma par-dessus le damier du chemisier mains jointes posées sur les genoux que fixe-t-elle absente regarde-t-elle la cahute ? rien n'est plus proche que le monde intérieur noué débordant d'indicible à l'orée de la mélancolie Helma miroir du dedans tout le reste hormis la cahute empli du mutisme cette colère du hors d'eux assourdie par la pluie le soleil est bien de leur côté l'île-du-cœur demeure un soleil tant qu'Helma reste ici rien n'arrivera tant qu'il peint son aura au bord de la fenêtre tant que le cœur tient d'ailleurs bon signe le chat est encore monté sur ses genoux ce matin à cette même place Schwitters trempe le pinceau dans un peu de rouge pour signer en bas à droite KS 39
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>LE SCHWITTERS DU MUSÉE
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Falkenthal et Madame gravissent les degrés de marbre rose incrusté de coquillages en fossiles blanc-cassé prennent à gauche sans tenir compte scrutent franchissent une à une les salles en enfilade progressent aux grinces du parquet de liège longent les hautes baies à rideau jusqu'à la salle n°36 au fond  : peinture française
    aperçoivent dans l'axe du couloir le jeune coq en marbre de Gilioli se tournent côté mur gauche : il est là
    le Schwitters est près du coin à droite de la Maison rouge de Vieira da Silva sur la même cimaise que le Maurice Estève et Cléopâtre de Rouault au cœur du cabinet désert un banc fait face au grand Manessier Hiver du mur perpendiculaire et faisant pendant au Picasso de la période bleue
    le couple ému ose à peine s'approcher en silence
    le petit collage — inventaire 2848 — en cadre doré avec passe-partout gris pâle a été rivé à une planche vissée au mur blanc pour prévenir du vol
    contre le mur il y a une femme accroupie de Laurens
    il y a également un petit tableau vertical juste sous le Schwitters une sorte de dessin frotté ou strié en forme d'oiseaux en tête-à-tête dont Falkenthal a oublié l'auteur
    rendre visite à leur collage et avoir contribué à ce que la Natjonalgalerie ait acquis une œuvre de leur ami
    <o:p> </o:p>c'était il y a bien trente cinq ans
    un matin Schwitters enveloppe plusieurs collages profite d'une accalmie pour quitter la cahutte d'Hjertøya descend au petit port s'embarque dans le fjord et la barque atteint le débarcadère en une demi-heure
    sur leur table à manger déficèle le paquet invite Madame Falkenthal à accepter l'un des collages en cadeau de mariage et quand elle a retenu le plus sympathique de tous : Tu as choisi le meilleur
    encadré sous verre placé au-dessus du bureau il est usuellement l'objet de railleries mais c'est le cadeau de mariage de l'ami Kurt excentrique et si aimable à la fois
    ici tout le monde préférait ses portraits mais en fin de compte il eut raison
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>kraft, carton, coin brûlé, conscience collée, teintes graduées crème à ocre, parmi bande mirée moirée gris bleuté tramée, ARN, mariage, ocre et beige, rose délavé, MONTE ROSA IM MITTELMEER, vermillon dilué traversé longtemps de jour, rouge, molde, ajouré, bout de photo d'eau, gris mine écrit en vertical, jours sans nuit merzés sur hjertøya l'île au cœur, MARZ, fond blanc, imprimé, 31 TAGE, mots inscrits sur jaune coquille, palette à lettre en débris découpés colorés, NORG, SORTLA, sort d'exil, traqué à sortland, pâleur fin de cadre doré, couleur douleur cailloux lancés envers réfugiés, cris, R PLASS, I sans place, oral à l'orchestre, ONAL = THEATRET national, plein de contrepoints noirs non sans pain au MARSIPAN, schwitt.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Extraits du Narré des îles Schwitters, éditions Al Dante, 2007.

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    Détail sur l'œuvre de Roman Opalka : entretien à distance

     

     

    Roman Opalka et Gwilherm Perthuis<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Cet article est le résultat d'un entretien mené à distance avec l'artiste d'origine polonaise Roman Opalka (né en 1931), autour de sa relation au musée. Voici une synthèse des réponses qu'il apporte au sujet de l'exposition et de l'assimilation par le musée de son œuvre.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Vos questions sont très pertinentes. En les lisant, on peut se rendre compte que vous connaissez bien ma démarche. Pourtant, moi je ne suis pas capable de répondre à vos questions dans leur chronologie précise. L'esprit de ma démarche et l'esprit de mon discours font que je ne peux isoler une question d'une autre.  Je crois que, de toute façon, je vais répondre à l'ensemble de vos questions. Une manière différente d'expliquer aurait été moins compréhensible pour des personnes moins informées sur ma démarche.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>J'appartiens à la génération des années 1960, laquelle avait pour programme ne pas avoir de relations avec l'esprit bourgeois des musées.
    Cela se traduisait par leur slogan « partout sauf dans les musées ». Ils avaient les mêmes rapports avec les galeries. Mais moi je n'étais pas un artiste si prétentieux, ni gâté par la riche société de l'Europe Occidentale dans les années 1960 et 1970.  Je vivais déjà dans le système vers lequel ils tendaient dangereusement.
    Au fond,  ils ne savaient pas pourquoi ils se sont révoltés.
    En réalité, ce n'était que contre leurs parents.
    Aujourd'hui sagement, ils sont revenus dans leur foyer bien  bourgeois et ses valeurs.
    Mais pourtant reste encore en France un grand mythe de mai 68. Pourtant il y avait en Europe de l'Est des révoltes beaucoup plus importantes pour l'Europe et même pour le monde.
    <o:p> </o:p>Le monde occidental a une lecture semblable de ces années-là concernant les évènements artistiques. Mais pourtant, il y avait des personnalités importantes comme Kantor, Grotowski et d'autres. Je cite seulement des polonais parce que dans les autres pays du bloc communiste les intellectuels ne jouissaient pas d'une liberté semblable pour pouvoir s'exprimer. D'autant plus que de temps en temps les pouvoirs politiques essayaient de resserrer  les boulons.
    Les arts visuels et la musique ont malgré tout réussi à garder leur place.
    Ce fut plus difficile pour le théâtre et plus encore pour  la littérature. Les mots étaient devenus un langage codé. Ils ne disaient pas les choses franchement ou directement.  Malgré l'importance de la censure, même si les idées ou la critique n'étaient pas formulées directement, elles devenaient quand même une  forte  diversion  contre le système communiste.
    <o:p> </o:p>En plus, depuis des siècles, la Pologne était un pays difficile pour Moscou. A cause de cela,  les « Krèmes » étaient obligées d'être plus délicats par rapport à d'autres pays du bloc soviétique. C'est l'une des raisons pour laquelle le système s'est effondré.
    C'est cela jusqu'à aujourd'hui que Poutine ne pardonne pas aux Polonais :
    Comme il disait dans un discours « la plus grande catastrophe du 20e siècle c'est, pour la Russie, l'effondrement de l'Union Soviétique. »
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Un art comme le mien peut trouver son refuge, par rapport au vandalisme, seulement dans les collections privées et évidemment dans les musées. Et pourtant, même dans le Centre Pompidou on a collé « pour se marrer » du chewing-gum contre une de mes toiles. Parce que les musées ne sont plus des temples de l'Art.
    Reste le «  temple » supermarché.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Autrefois, les parents, même d'une couche sociale comme mes parents amenaient leurs enfants au musée. Je me souviens de ma première visite avec eux au musée de Czartoryski à Cracovie. J'avais autour de 5 ou 6 ans. Je me rappelle dans la brume de la mémoire seulement un tableau. Surtout l'image de la femme peinte sur ce tableau.
    Il  me semblait que le mouvement de son bras n'était pas naturel, et qu'il devait être carrément douloureux pour elle. C'était un tableau probablement de l'époque baroque.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Le rôle actuel des musées n'est pas seulement de créer des collections. De toutes façons, ils n'ont pas assez de moyens. Les moyens financiers  dont ils disposent  ne leur permettent  que des achats limités.  De plus, concernant les collections, l'Art en France a toujours été une affaire de princes.
    Ce qui devrait être leur rôle principal, c'est de propager les tendances actuelles de  l'art contemporain.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Je commence toujours en visitant l'espace que l'on me propose. Parce que dans mon cas, chaque exposition potentiellement peut être une installation de 3 médias : peinture, son prononcé, enregistré parallèlement quand je peins la suite des nombres et les photos de mon visage exécutées après chaque séance de travail du peintre.
    Ces 3 médias dépendent des possibilités d'espace qu'on met à ma disposition. Ils peuvent être présentés séparément. Parce que de toutes façons, dans chaque cas, le «  DETAIL » porte en lui-même l'ensemble du programme : OPALKA 1965 /1-∞ .
    A l'exception des expositions collectives, quand on expose un ou 2, et même 3 tableaux « DETAIL », il n'est alors pas indispensable d'installer le son, parce qu'évidemment le son peut gêner les œuvres d'autres artistes.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>La simplicité apparente de ma démarche m'a amené à prendre une décision : après ma mort, personne ne devra créer à sa manière ses propres installations à partir de mes travaux. Ces installations de mes « DETAILS » sont aussi mes œuvres. Pour cette raison, personne n'a le droit, à ma place, de les créer à sa manière...
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Pour respecter la relation corporelle entre le regardant et mes tableaux peints la partie basse par rapport au sol ne doit pas dépasser entre 35 et 40 cm. Les distances entre eux doit être de 23 cm, s'il s'agit d'une suite.  Ils ne sont pas accrochés en contact direct avec le mur mais en avançant du mur entre 2 et 3 cm grâce aux 4 points d'accrochages, le mâle fixé contre le mur et la femelle contre le châssis à la hauteur de 10 cm du haut et du bas.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Actuellement je suis en train de réaliser le 230ème « DETAIL -peinture ». Il n'y a pas de possibilité que l'on puisse les exposer tous dans un seul espace, même si on excluait  les photos. Pas seulement parce qu'on ne peut s'imaginer un espace si mégalomane, et les exposer dans des espaces séparés ne donnent pas l'esprit de la puissance et de la stratégie de mon Programme.
    Par chance, la plus grande installation de mes pièces est déjà actuellement sur plusieurs continents. Ce qui représente la plus grande installation qui n'ait jamais été faite avant, ou que l'on puisse imaginer.
    Comme je l'ai déjà dit, chaque « DETAIL » porte en soit tous les détails en dynamisant la totalité du concept  OPALKA 1965/1 -∞.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Mai 2008

     


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    La mémoire du tableau

     

    Philippe Morier-Genoud<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

      Il y a une vingtaine d'années je fis connaissance du critique de Cinéma Jean  Douchet au cours d'une soirée organisée par le Musée d'art contemporain de Bordeaux, le CPAC, en l'honneur de l'écrivain Pierre VeilletetLa soirée se déroulait dans l'Entrepôt Laîné : un tout nouveau musée dont le fonds nous permettait de découvrir les œuvres de Boltanski, de Simon Hantaï, de Annette Messager, de Buren. Le bâtiment : un grenier, une réserve portuaires de denrées coloniales au XIXe siècle           ( restauré par les architectes Pistre et Valode puis aménagé par le designer Andrée Putman  présente elle aussi, un parcours impressionnant dans l'art contemporain ! ) offrait pour l'hommage à l'auteur bordelais son très bel et sobre espace d'arches de pierre et de bois.    Pierre Veilletet, journaliste au quotidien Sud Ouest  quoiqu'il semblât avoir déjà collectionné  de prestigieuses distinctions littéraires :  ( prix Albert-Londres en 1976, prix François Mauriac pour La Pension des nonnes en 1986,  prix Jacques Chardonne  pour Mari-Barbola en 1988, prix Jean-Jacques-Rousseau pour Bords d'eaux en 1989 et  prix Maurice Genevoix en 1992 pour Querencia. ) n'en demeurait pas moins un homme attentionné au milieu de ses amis artistes et  des personnalités diverses invités à le fêter, ce jour-là, au nombre desquels figurait le biologiste Didier Vincent.  Je rentrais du Maroc où je venais de terminer pour la télé un film au titre curieusement prémonitoire  Alphonse et Picasso ! ( Une sombre histoire de trafic des « picassos »  volés, entreposés avant l'échange maffieux dans une citerne à eau potable  dans la ville d'Essaouira où nous avions pataugé plusieurs jours. Essaouira... Ville magnifique sur la façade atlantique anciennement connue sous le nom de Mogador, avait servi à la navigation de poste avancé pendant plusieurs siècles sur la route du Cap-Vert et de l'Équateur. « Acteur de service » j'avais été commis à Bordeaux, pour la circonstance, à lire les textes de P.Veilletet et j'y découvrirais en même temps - interlocuteur d'un soir - Jean Douchet. J'aimerais révéler brièvement ici un moment de notre rencontre qui détermina pour ainsi dire mon éveil amateur de peinture. Tirée probablement d'une parfaite connaissance du monde ( et du mode ) cinématographiques, Jean Douchet  m'expliqua, dans l'échange amical qui s'était établi, avoir  pris l'habitude, au cours de ses fréquents voyages et visites des musées d'Europe ou d'ailleurs de repérer avec une extrême précision l'endroit où dans la salle étaient exposées chacune des œuvres des peintres dont il souhaitait précisément se souvenir. Puis d'attacher ensuite son attention aux œuvres elles-mêmes se laissant longuement envahir comme dans une rêverie paresseuse ou flottante et par la singularité de l'œuvre et par l'environnement immédiat où elle vivait simultanément.            Il se créait ainsi pour son usage personnel « un dispositif  mental » au centre duquel s'inscrirait  l'œuvre dans sa tonalité « dramatique » propre, disons : sa nature, son motif, son titre, le peintre, ses dimensions, etc. Il lui suffirait ultérieurement d'activer ce dispositif : ce lieu de mémoire  pour faire surgir à nouveau en  « l'œil de sa pensée »  les images et les œuvres qu'il avait ainsi archivées dans l'émotion d'un jour et auxquelles il pouvait se référer en toute tranquillité dans le cadre d'une discussion, d'un cours ou d'un exposé. Je ne fus pas long à adopter, moi aussi, un tel système qu'à certains égards on aurait pu rapprocher de  ce qu'une  légende nous rapporte des circonstances dans lesquelles Simonide de Céos, le poète, inventa en Grèce ancienne sous le nom de : « art de la mémoire » ; invention qui fournira à  Frances A.. Yates l'occasion du titre de sa  magistrale étude sur le sujet.  Mais aujourd'hui, j'entre à mon tour, de mémoire, dans le Musée National de Peinture à Oslo, j'en gravis l'escalier central, je veux  boire avec une avidité le «  Cri  » d'Edvard Munch découvrir enfin, avec grande impatience, ce peintre si attendu  pour moi, et célèbre pour le monde !À  gauche de l'entrée, dans la salle où sont exposés plus  d'une vingtaine des œuvres du norvégien : une toile de 1889 nous accueille. Le portrait de l'auteur Hans Jaeger  on  dirait de Tchekhov un de ses personnages dans Oncle Vania  : le professeur d'esthétique Sérebriakov.Ou  mieux : lui-même en personne à  Badenweiler, avant sa mort le 15 juillet 1904, calé dans un sofa, le bras droit nonchalamment  posé sur l'accoudoir ayant gardé son chapeau rabattu en visière sur ses lorgnons. Devant lui sur un angle de table un verre qui pourrait contenir un reste d'absinthe  tant les tons  bleus et verts de l'ouvrage semblent avec le délicieux breuvage se confondre ou délibérément se fondre dans la lumière laiteuse de l'arrière fond du tableau donc d'une scène... Ce n'est que plus loin, sur le mur central, que m'apparaîtront les tourments et l'effroi du fameux « Cri » ,  posé là ,  juste avant de « s'apaiser » lui-même dans la toile qui le jouxte : Trois petites filles de dos, penchées sur une rambarde, occupées à regarder l'eau calme et noir d'un canal, elles naïves qui se détachent paisiblement sur la façade blanche d'une villa patricienne. Elles illustrent cet aphorisme :« Les parcs des gens très riches souvent visibles du trottoir  laissent bien naturellement aux fleurs qui les embaument et aux oiseaux qui les habitent le soin d'enchanter et d'enivrer les pauvres. » Du même peintre sur le mur central  La danse de la vie. 1889-1900 : une allégorie. La scène se passe sous le soleil de minuit.  Des couples sont irrésistiblement emportés dans les tourbillons d'une danse effrénée. Au premier plan, à gauche sur la toile (côté jardin dit-on au théâtre ) une femme rousse jeune et belle toute de blanc vêtue ; à droite (côté cour ) une autre femme plus âgée ou plus éprouvée rousse  également, toute de noir vêtue ; entre les deux, au centre, en gros plan un couple  : l' homme, l'air presque somnambule semble enfermé dans l'ivresse d'une volupté muette qui étreint une femme rousse elle aussi dans une robe rouge  feu du même ton que celui qui s'empourpre à l'arrière-fond dans le ciel incendié du « cri ». Tout cela sur le vert gazon ! Il conviendrait ici de décrire, selon la « méthode Douchet » , un parcours qui fait « couche » désormais dans une tête. Depuis la salle réservée à Munch au National Musset à celles de l'autre musée qui porte son nom dans un autre quartier d' Oslo.  Toutes les salles de tous les musées du monde. De  Stockhlom  à Syracuse.  De la British National Galery au Louvre. Du Musée de Berlin à Charlotenburg à la Trétikov de  Moscou. Des Offices de Florence au Staadtmuseum de Bâle. Du Prado à Madrid... je laisse la Pinacothèque de Munich dans l'oubli... Mais je ne voudrais pas non plus sous-estimer la Sixtine ni oublier  Saint-Pétersburg etc.  L'Europe parle... mieux que les réseaux hertziens... parce qu'elle a en mémoire des images... Dans cet art de la mémoire appliqué à capter tout simplement des images, à restituer la peinture dans ses sites d'origine, je ne craindrais pas d'y reconnaître en voisinage  certains des processus théâtraux de l'acteur. Jouer   un personnage, c'est, d'une certaine manière, comme inscrire  sur une toile la danse de la vie.  Elle-même venue du fond de la mémoire d'un acteur - peintre de la vie - pour, projetée sur scène, atteindre à une vie, éphémère certes... mais  toujours reconstruite c'est-à-dire : replacée sous le pinceau lumineux de la représentation.   

    <o:p></o:p>


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    Les Tableaux de Moussorgski : quand la musique anime le musée


     Mathilde Reichler
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    « A l'origine, "imiter" veut dire, en art : créer un équivalent de l'objet représenté ; et cet équivalent est lui-même un objet, avant d'être le double de l'apparence d'un autre. »

    <o:p> </o:p>Robert Klein, La forme et l'intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 398
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Comme le disait Stravinsky, de manière provocante, la musique est par essence impuissante à exprimer quoi que ce soit. Si elle est incapable de signifier ou de représenter des objets du monde, elle peut, en revanche, montrer, c'est-à-dire mettre en œuvre. Par un jeu d'analogies avec l'espace, par un système complexe de tensions et de détentes, par la dialectique des consonances et des dissonances, par le contraste entre les dynamiques, les nuances et les registres, la musique dessine dans le temps des « formes sonores en mouvement », pour reprendre la formule du célèbre critique Hanslick ; à partir de ces formes, notre imagination – cet intermédiaire entre les sens et l'intellect – compose une cohérence. Ainsi la musique peut aussi « peindre », et on a d'ailleurs souvent tendance à employer une terminologie empruntée aux arts plastiques pour décrire une œuvre musicale. Ne parle-t-on pas de « couleurs », de « dessin mélodique », de « ligne », de « contour », de « proportions » et « symétries », etc. ? Le terme même de « chromatisme » ne tire-t-il pas son étymologie de l'idée de « coloration » du discours musical ?

    <o:p> </o:p>

    Or, la musique de Moussorgski, plus qu'aucune autre, a suscité dans la littérature critique l'utilisation d'un vocabulaire pictural. Son pouvoir expressif et sa force de caractérisation ont porté depuis toujours ses auditeurs à comparer cette musique à de la peinture. Le compositeur lui-même, au demeurant, prétendait se sentir plus proche des peintres que des musiciens[1]. Il n'est donc guère surprenant de le trouver, au printemps de l'année 1874, en pleine effervescence[2] lorsqu'il compose ses Tableaux, en s'inspirant d'une exposition rétrospective consacrée à l'œuvre de Victor Hartmann. Ce qui est plus surprenant, peut-être, c'est de découvrir les quelques tableaux qui nous sont parvenus aujourd'hui – croquis de voyage, projet de décors pour un ballet, pour des objets du quotidien (pendule, jouet), projet architectural (la Grande Porte de Kiev) – après avoir entendu la musique de Moussorgski. Force est de constater en effet que le compositeur a transcendé les tableaux assez statiques de Hartmann, en leur donnant une vie dont ils étaient dépourvus.

    <o:p> </o:p>Déambulation
    <o:p> </o:p>

    Cette vie, le compositeur l'apporte grâce au mouvement qu'il injecte aux images. Première étape de cette mise en mouvement : il conçoit une « Promenade », sujette à variations, qu'il utilise comme transition d'un tableau à l'autre. Les indications agogiques témoignent de l'humeur du promeneur qui réagit à ce qu'il voit : con delicatezza, pesamente, tranquillo, andante non troppo, con lamento... Petit à petit, la promenade se met à anticiper les numéros qui suivent ; en deux occasions, elle se fond même aux tableaux. Le promeneur est descendu dans les Catacombes, et il dialogue avec les morts sur le thème de la promenade. On le retrouve également au beau milieu des cloches de La Grande Porte de Kiev qui carillonnent à tous vents, dans le tableau final.

    <o:p> </o:p>Notons au passage que Moussorgski a tiré parti de tous les « sons » potentiellement contenus dans les tableaux de Hartmann : les cloches de la Grande Porte ne demandaient qu'à être actionnées pour conclure solennellement le parcours de l'exposition. Un troubadour chante devant le « vecchio Castello », note Stassov dans sa description des tableaux de Hartmann ; ce sont les voix féminines qui discutent avec véhémence sur la place du marché de Limoges que Moussorgski attrape au vol, et ce sont les intonations des enfants qui se disputent en jouant qu'il caractérise dans les Tuilleries. Dans tous ces cas, Moussorgski a donc utilisé ce qu'il y avait de sonore dans la situation peinte par Hartmann pour donner vie au tableau. D'autres fois, c'est le mouvement même qui l'intéresse. Le lourd chariot tiré par des bœufs dans Bydlo passe sous nos yeux fortissimo, pour s'éloigner pesamment puis disparaître (perdendosi) à l'horizon – pianissimo.
    <o:p> </o:p>Mettre en sons, é-mouvoir
    <o:p> </o:p>

    La musique est un art du temps – elle se déroule dans le présent de l'exécution, et façonne l'espace en jouant avec notre mémoire. Moussorgski use avec habileté de ce principe pour construire certains de ses tableaux, dont Baba-Jaga (La Cabane sur pattes de poule) ou le Gnome sont peut-être les exemples les plus frappants. Bien que savamment construites, ces deux pièces donnent l'impression d'une forme qui s'invente à chaque instant, l'oreille de l'auditeur étant constamment soumise à la surprise par des effets inattendus. Dans le Gnome, par exemple, les jeux d'interruptions et de suspensions, d'inversions et de renversements carnavalesques, d'élargissement et de rétrécissement du discours, de ruptures et de contrastes, suggèrent une écriture musicale du grotesque. Même lorsque l'auditeur croit avoir saisi l'irrégularité qui préside au déroulement musical, son attente est déjouée par l'arrivée inopinée d'un nouvel événement sonore. Le caractère imprévisible de l'écriture brosse un portrait saisissant de la difformité. Se profile de manière étonnamment expressive un être disgracieux et maladroit, qui aspire parfois à la grandeur mais retombe en boitant à sa condition de gnome. Plus que la peinture même de laquelle Moussorgski est parti, la musique montre la difformité parce qu'elle la met en mouvement dans une structure malléable et polymorphe.

    <o:p> </o:p>Allers-retours
    <o:p> </o:p>

    Estimant que Moussorgski avait su aller au-delà du simple contenu des tableaux pour trouver une forme musicale pure, satisfaisante en-dehors de tout programme extramusical, Vassily Kandinsky, en 1928, accepta l'offre du directeur du Friedrich Theater de Dessau, qui consistait à transposer dans une version scénique la musique des Tableaux d'une exposition. La représentation imaginée à cette occasion par Kandinsky, sous forme de 16 tableaux musicaux animés par des événements plastiques – formes géométriques en mouvement, couleurs et effets de lumière –, permit au peintre d'expérimenter de manière privilégiée les liens qu'il imaginait entre les sons et les couleurs, ainsi que d'approcher son idéal de synthèse des arts. L'aller-retour est donc accompli : musique et peinture se trouvent indissociablement liées dans un rapport où l'on ne sait plus très bien quel objet est le double de l'apparence de l'autre (voir citation en épigraphe).

    <o:p> </o:p>


    [1] Voir sa lettre à Vladimir Stassov du 13 juillet 1872.
    [2] « Hartmann bouillonne, comme bouillonnait Boris : les sons et les idées planent dans l'air – je les gobe et je m'en goinfre, et c'est à peine si j'ai le temps de les griffonner sur le papier. » In lettre à Vladimir Stassov du 12/19 juin 1874. Victor Hartmann, peintre, décorateur et architecte, était mort prématurément à l'âge de 39 ans.


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  • Conrad Witz

     

    Michel Butor

     

    1 La rusticité des visages, la massivité des corps.

    2 Les gemmes, sur les auréoles des rois mages, sur la mitre et les bijoux de l'évêque, sur la bordure du

    manteau blanc de Saint Barthélémy, la goutte de sang sur son couteau.

    3 Le bleu du ciel dans la fenêtre de la Synagogue à demi fermée d'un volet, sombre en haut, s'éclaircissant,

    de plus en plus vert en descendant ; les caractères hebraïques sur les tables quíelle maintient.

    4 L'ombre portée de la vierge et de l'enfant sur l'angle de la maison au-dessous des superbes gravats ; partout

    la décrépitude rigoureusement propre des constructions ; le fait que les auréoles n'ont pas d'ombre.

    5 Les statues, celles des anges sur le trône de la Vierge, celle de David dans sa niche, celle de Salomon

    dans la sienne.

    6 La duplication des personnages.

    7 Les reflets sur l'armure de Sabobaï.

    8 L'or damassé des fonds ; le battant de la porte Dorée, les patoches de Joachim, les pieds en général, les

    cailloux.

    9 Dans le saint Christophe, l'agrandissement considérable de la chapelle et de la maison dans le miroir

    du fleuve. L'effervescence chinoise des rochers dans le lointain sur les eaux. Le sourire du géant tandis que

    son bâton se brise.

    10 La pêche miraculeuse : 1 l'auréole du Christ à aigrettes rouges,

    2 les bulles,

    3 les vaguelettes,

    4 les herbes chevelues,

    5 cubes indiquant la matière pierreuse de la montagne,

    6 la foule des sommets neigeux,

    7 Saint Pierre à la fois dans la barque et dans l'eau,

    8 la mince cavalacade sur l'autre rive,

    9 le mouvement huileux de la barque,

    10 le mouvement des poissons dans le filet qu'enveloppe

    celui des reflets. Pêcheurs díhommes.

     

     

    L'Arc

    (n° 39). Michel Butor articule des fragments descriptifs tirés de certains détailsdes peintures de l'artiste bâlois Conrad Witz (1400 – 1445), conservées au musée d'art etd'histoire de Genève et au Kunstmuseum de Bâle.

    Ces détails sont traduits dans un cadre littéraire, favorisent les rapprochements entre

    des morceaux de peintures éclatés spatialement (dans des tableaux et des musées différents)

    et induisent une nouvelle narration. Butor créé une peinture littéraire qui n'existe pas

    physiquement, pure invention mentale, convoquant la confrontation entre l'image et le mot,

    entre l'espace du tableau et l'espace plus vaste et immatériel de la littérature.

     


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