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    Between the Lines, D. L.

     

    Caroline Corsand
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    Un jeune accordéoniste qui devient architecte par amour de l'art, ce pourrait être une façon d'aborder l'œuvre de Daniel Libeskind, d'apprécier sa sensibilité.

    Il distingue deux catégories d'ouvrages en architecture: les bâtiments qui se limitent à raconter leur seule histoire, et ceux qui offrent au regard toute l'Histoire de l'âme humaine. Daniel Libeskind explore cette ouverture de l'architecture sur l'Histoire, en considérant que tout comme les êtres humains, chaque bâtiment possède un extérieur et une intériorité. Dans cette optique, l'architecture du XXe siècle ne peut et ne doit pas être neutre.

    C'est dans cet état d'esprit qu'il se place pour le concours organisé par la ville de Berlin. Après de nombreuses discussions avait été décidé la construction d'une extension du musée de la ville, qui serait consacrée au judaïsme. C'est ainsi, en 1989, que Libeskind remporte le concours avec son projet Between the Lines.

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    Quand il conçoit les plans, Daniel Libeskind veut saisir les turbulences du passé des juifs en  Allemagne, à la lumière de leur futur, de notre présent. On ne pourrait comprendre l'histoire du judaïsme à Berlin sans mesurer la position actuelle des juifs berlinois comme éléments inextricables de la cité. Il faut voir dans la conception même de Between the Lines un complément de l'opéra inachevé Moses and Aaron de Schoenberg, ou encore un hommage aux soixante chemins de l'étoilement que Walter Benjamin explore dans One-Way Street. Ainsi en croisant dimensions spatiales et temporelles, il affirme sa volonté d'intégrer à une visite des collections, par les lignes tracées dans le plan, l'expérience juive.

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    La visite du musée ne peut laisser indifférent par son approche singulière de l'expérience du parcours. Le bâtiment de Libeskind, en tant qu'extension, ne possède pas d'entrée indépendante de celle du musée de la ville de Berlin, un édifice baroque, le Collegienhaus. L'accès, le passage entre les deux, est souterrain, et de ce fait n'est pas visible de l'extérieur. Il s'agit de l'amorce du parcours, abyssal, qui se présente comme une descente aux enfers. Le visiteur arrive alors au niveau souterrain où s'offre à lui trois possibilités de cheminements, selon trois axes d'orientations : l'Exil, l'Holocauste et la Continuité.

    Si le chemin de la Continuité permet de remonter à la surface, les deux autres sont condamnés à une errance souterraine.

    Le chemin de l'Exil mène au jardin dédié au romantique E.T.A. Hoffmann. Invité à une promenade « labyrinthique », le visiteur circule dans un jardin composé de quarante-neuf colonnes de béton de sept mètres de haut, inclinées. Alors que quarante-huit colonnes contiennent de la terre de la ville de Berlin, la quarante-neuvième, elle, est remplie par de la terre venue de la ville de Jérusalem. De cette façon, Libeskind affirme cette connexion entre les deux cultures par la réciprocité, les quarante-huit colonnes de terre berlinoise rendant hommage à la date de création de l'état d'Israël, et la quarante-neuvième, la terre de Jérusalem, représentant par sa seule présence la ville de Berlin. Les colonnes, inclinées dans un sens, sont elles-mêmes implantées sur un terrain en pente, mais orientée de façon contraire à l'inclinaison des colonnes ; l'idée est alors de jouer sur le ressenti de l'espace, en insistant sur la perception physique du déséquilibre alors que sa perception visuelle est faussée.

    Le chemin de l'Holocauste conduit le visiteur à la Tour de l'Holocauste. Chacun est invité à franchir la lourde porte, et découvre le lieu. Une Tour de vingt-sept mètres de haut, aux angles inégaux dont un est clairement affûté, un espace froid et sombre dont la seule source de lumière, de chaleur, provient du plafond, par une ouverture à l'aspect de meurtrière. Il s'agit ici d'une appréhension sans équivoque de la fin, d'une absence totale de retour.

    Le chemin de la Continuité est le plus long et permet d'accéder aux étages supérieurs, par l'escalier dit de la Continuité. C'est seulement là que, une fois l'expérience vécue, le visiteur entre dans les collections.

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    Daniel Libeskind a choisi, comme concept fondateur de cette expérience du parcours, d'explorer la question de l'absence, ce vide qui seul témoigne, par son imposante présence, de l'horreur de la Shoah. Le plan est déterminé par deux lignes : une ligne droite, mais brisée en plusieurs fragments, les vides, et une ligne tortueuse, mais continue. Les deux lignes en se croisant semblent instaurer un dialogue, silencieux, puisqu'à chaque point de jonction des deux lignes s'impose un « vide », aussi bien programmatique qu'architecturale. Ces espaces, où la structure même du bâtiment disparaît brutalement, peuvent être franchis par des passerelles, soixante pour cinq vides. Ils forment les articulations du système de construction, de conception du lieu, et servent ce passage entre théorie et réalisation. Ainsi le plan apparaît à la lecture comme une étoile de David compressée et démantelée, la fameuse étoile jaune trop souvent portée à Berlin, mais qui devient aujourd'hui, par sa nouvelle forme, une matrice de connexions entre tradition juive et culture allemande, entre passé et futur, entre disparition et présence.

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    Quand le musée juif de Berlin a ouvert ses portes au public en 1999, les collections n'y étaient pas encore exposées. Il a fallu attendre 2001 pour que le musée accueille les collections qui jusque là étaient exposées au Walter Gropius Bau. Malgré cette incohérence, le musée a reçu pas moins de 350 000 visiteurs pendant les deux années d'exposition « à vide » qui ont précédées l'arrivée des collections.

    Bien que Daniel Libeskind précise que le musée juif de Berlin n'est pas un monument commémoratif, la question reste ambiguë.

    Un monument commémoratif peut être défini comme participant à rendre à la mémoire sa visibilité apparente en se définissant par rapport à un espace, un lieu portant des ruines, des traces de l'événement commémoré. Mais prenant en considérations cette absence de trace qui caractérise l'holocauste, les artistes vont aborder ce travail de la mémoire sous un nouvel angle. Il ne s'agit pas de rendre sa visibilité apparente à l'évènement, mais de traiter l'absence même de l'objet comme une expérience. C'est alors qu'émerge le concept du contre-monument, qui s'affirme par l'incapacité à représenter, en prenant le parti de ne rien documenter. Alors qu'il n'a aucune information à sa portée, le visiteur, devenu alors spectateur, participe à une expérience qui le confronte à ce que sa mémoire lui propose, cette mémoire qui surgit de sa propre pensée, et qui est contraire à la mémoire collective bien trop souvent imposée.

    Les exemples de contre-monuments les plus marquants sont sans doute le Monument de Harburg de Jochen et Esther Shalev-Gerz ainsi que le Mémorial pour les juifs d'Europe d'Eisenman. Ils mettent en place une réponse formelle à l'irreprésentable, dans laquelle est systématiquement intégrée l'expérience individuelle comme stimulus de la mémoire. L'œuvre de Daniel Libeskind propose une solution de même nature : le visiteur devient spectateur d'une expérience, où la perception physique d'un environnement au flou référenciel suscite une prise de conscience immédiate de la mémoire.  C'est par le parti-pris de transmettre une mémoire plus que de l'imposer, et ceci en faisant du vide la base de sa conception que l'œuvre de Daniel Libeskind se place comme une référence du contre-monument.

     


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    Odes ici, au musée...


     

    Patrice Charavel

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Assis, trouble, il attend le moment de passer devant, sur le plateau. Il regarde ses pieds enflés par le trac et blanchis par la poussière de plâtre qui monte sournoise sur son costume. Il tapote un rythme, celui du texte en sa mémoire. Il devra parler fort car la salle est vaste, et le public pâle semble si fragile, comme fêlé et abandonné.
    Pour cet être divagant et orageux qu'il doit représenter. D'un texte en failles et rugissements, le faire aller d'un monde à l'autre, des humains aux dieux, voyage en paysages de désastres et de miracles. Charger les phrases de ces profanations glorieuses qui donnèrent les hommes à la terre. Enfants illégitimes, oiseaux paroxystiques, flammes infernales et monstruosités divines. Chœurs pour une longue tragédie, tirades en un chant lointain qui remonte de ces antres, oublié aux temps modernes.
    « Je m'évertue, oui je m'évertue !! » cria-t-il de toutes ses tripes.
    L'autre surgit « holà ! vous n'êtes pas au théâtre, mais dans un muuuséee ! »
    La poudre l'enveloppe comme le fantôme de l'opéra, insaisissable et ricanante. Elle s'effrite de ces formes humaines en fluides estompes, souffles de ces âmes perdues entre les plis figés et les histoires d'avant l'avent. Transformées en mythes ombragés par le mystère de ces temps anciens, alors que la langue était toute performative, croyait-on. Maintenant, encore pour le comédien « dire c‘est faire », c'est faire le théâtre et ses douleurs d'enfantement. Les mots savent si bien nous transformer en statues de pierre, et nous porter dans le lit de nos mères vagabondes et nos pères oublieux. Jusqu'au fond de l'inconscience car il n'y a, par là-bas, aucune demi-mesure. Acteur, entièrement humain, entièrement divin. La scène de notre histoire si unique qu'elle fait le lit de toutes nos rumeurs. Alors nous parlons, nous accuson à tort et à travers pour dériver vers nos infantiles espérances.
    La lumière est tamisée, creux du crépuscule où les ombres deviennent des esprits attirés par les ondes du fleuve et les entrailles de la terre. Chantons et déclamons jusqu'à perdre notre visage, l'écho nous le rendra-t-il de ses paroles tronquées, reflet affolé par notre éternité qui se traîne ? « Je m'évertue ! je m'évertue ! » Il suffoque maintenant, devra-t-il abandonner ? Qui l'écoutera, vraiment ? Dans ce paysage de souvenirs qui étire notre conscience au delà du présent, pourra-t-il transmettre la vérité du verbe?
    Se confronter au silence des pierres est l'épreuve de tout homme de bon sens. « Je ne crois en rien qu'à mon destin » quel impensé, quel insensé ! Ici présent, il s'écrit dans la plus belle des vulgates, celle de la sculpture. Le geste du ciseau recoupe le geste de l'homme et le chant sur la pierre résonne encore aujourd'hui en celui du vivant qui vient redire les combats terribles. L'odeur du coup porté à la matière, la plaie dans le marbre, la main qui caresse cet instant réalisé en forme humaine. La voix, de même, lisse le temps et l'espace, et donne forme à notre âme. Ame dit-on car l'ailleurs ne se raconte pas, il se décompose en vers et en souffle.
    « Je m'évertue ! » car la vertu signe le vol des mésanges et celui du berger, arrivés jusqu'ici. L'odeur du trac monte doucement, comme cette vile poussière de temps. D'une vibration venue de l'autre scène où va se jouer encore toutes les destinées. Il regardera son public, et ces témoins figés, citoyens d'antan qui lui tendent leur glaive. La guerre était une forme de civilité, et il se doit d'en raconter les faits d'armes. Car ces hommes furent les maîtres de tous nos sacrifices. Ainsi acteur, il jouera pour ces monceaux d'éternité exposée, qui nous font retourner à la culpabilité de tous nos crimes ignorés. Nos innocences barbares ont ce prix à payer pour vivre en communauté.
    Bruissements, on l'attend, son coeur palpite, la poussière l'enivre et il croit entendre quelque spectre gémissant, mais la question n'est plus de raison.
    Ses pieds ont désenflé, léger il s'élève en courant « Je m'évertue ! je m'évertue ! » d'être un homme vivant...
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Patrice Charavel – Lyon, mai 2008l

     


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